Un exemple de prise en charge interdisciplinaire d’une personne migrante de l’association Appartenances afin d’offrir une réponse novatrice à la souffrance psychosociale
Géraldine Hatt, Gian Paolo Conelli,
04 / 2010
Créée en 1993 à Lausanne par un groupe de médecins, psychologues et travailleurs sociaux, l’association Appartenances (active sur Lausanne, Vevey et Yverdon) s’est fixée pour mission de favoriser le mieux-être et l’autonomie des personnes venues d’ailleurs, et de faciliter une intégration réciproque avec la société d’accueil dans un rapport d’équité. Peu importe leur statut (demandeurs d’asile, réfugiés, travailleur immigré), leur provenance (une soixantaine de nationalités), leur religion, tous sont accueillis en tant que personnes qui, à un moment donné de leur vie, ont besoin de soins, de formation ou de soutien.
Le travail de l’association se repartit en quatre secteurs d’activité travaillant en étroite synergie :
La Consultation Psychothérapeutique pour Migrants
Les Espaces Sociaux
Le Secteur Interprétariat communautaire
Le Secteur Formation
Dans ce cadre, les espaces sociaux d’Appartenances offrent un accueil personnalisé aux migrant-es et à leurs enfants, en situation de précarité sociale, économique, psychique ou physique. L’Espace Mozaïk, en particulier, offre un lieu d’accueil, d’accompagnement psychosocial et d’acquisition de compétences, afin de faciliter le passage entre pays d’origine et pays d’accueil.
Afin d’offrir une réponse adéquate à la souffrance psychosociale de certains patients migrants, notre association a mis en place un dispositif interdisciplinaire qui permet d’articuler le travail clinique et l’intervention sociale.
L’action des animateurs de l’Espace Mozaïk s’adresse à une population migrante qui se trouve, ou risque de se trouver dans une situation de vulnérabilité. L’objectif général de l’Espace Mozaïk est d’offrir un lieu de socialisation, de reconstruction identitaire et d’intégration afin de prévenir et de lutter contre la précarisation psychosociale.
Les activités sont centrées autour de trois axes : le travail d’accueil et d’accompagnement social (proposé pendant les jours de semaine), le travail autour des compétences communicationnelles (avec des ateliers d’initiation et de pratique de la langue française) et le travail psychosocial destiné à des personnes souffrant au niveau psychologique.
Nous allons présenter un exemple de prise en charge interdisciplinaire, démontrant la pertinence d’une prise en charge globale articulant les approches psychologiques et sociales.
Monsieur A est un jeune homme d’origine africaine. Sa mère, chassée de sa famille car enceinte hors mariage, s’est réfugiée dans un autre village où elle a pu refaire sa vie. Monsieur A n’a donc jamais connu son père, ni sa famille d’origine. Jeune adulte, Monsieur A quitte sa mère très malade et se rend à la capitale afin de trouver du travail pour l’aider financièrement. Pris dans une secte, il est obligé de mettre des gens sous pression, de les menacer pour leur extorquer de l’argent. Lorsque la secte lui demande de s’en prendre physiquement aux gens, Monsieur A refuse et se retrouve lui-même brutalisé par des membres de la secte. Son compagnon de cachot décède des suites de la torture. Après cet événement, Monsieur A quitte son pays pour la Suisse et dépose une demande d’asile.
Suite au refus d’asile de la part des autorités suisses, Monsieur A, déprimé, souffrant d’un stress post-traumatique accompagné d’idées suicidaires, est référé par X à la Consultation psychothérapeutique pour migrants d’Appartenances (CPM). Dans un contexte extrêmement précaire, il reçoit une aide d’urgence en nature de la part du canton dans l’attente du verdict suite à son recours du tribunal ; il habite à nouveau en foyer au lieu d’être en appartement. Monsieur A, seul, n’a plus d’espoir et vivote sans activité et sans projet. Il vit alors dans la peur d’un renvoi dans son pays où - il en est certain - la secte, qui contrôle tous les moyens de transport, le tuera.
Très vite, la psychothérapeute s’aperçoit des limites d’une prise en charge uniquement centrée sur les aspects psychothérapeutiques. L’impact des mesures de renvoi envisagées par les autorités est tel que les symptômes liés à l’état dépressif et au PTSD (Post-Traumatic Stress Disorder) se sont aggravés. Ainsi, Monsieur A envisage alors le suicide comme unique solution à ses problèmes.
La psychothérapeute prend alors contact avec les animateurs de l’Espace Mozaïk (EM) afin d’organiser un premier rendez vous, Monsieur A ayant donné son d’accord pour tenter l’expérience et commencer à participer à quelques activités sociales.
L’équipe des animateurs le reçoit accompagné par sa psychothérapeute lors d’un entretien de transmission. Cet entretien est destiné à l’élaboration d’un projet tripartite de socialisation et d’accompagnement psychosocial entre le patient, le soignant et l’animateur. Le projet, élaboré de cette manière, permet de prendre en compte le processus thérapeutique envisagé par le soignant, la demande et la volonté du patient ainsi que les possibilités et l’offre de l’Espace Mozaïk.
Lors de l’entretien, la psychothérapeute explique que Monsieur A se trouve en situation de précarité et attend le résultat d’un recours juridique sur la décision négative de l’Office Fédéral des Migrations (ODM) quant à sa demande d’asile. Monsieur A est très fermé sur lui-même, parle peu et s’exprime seulement en anglais. Selon la psychothérapeute, le patient aurait besoin d’un cadre adapté et sécurisant en raison de ses difficultés de vie afin de pouvoir s’occuper, apprendre et donner un sens à cette attente.
L’animateur lui propose, dans un premier temps, de commencer par une activité manuelle (un atelier de peinture expressive avec deux art-thérapeutes) ainsi qu’un apprentissage du français grâce à un accompagnement individuel. Puis, dans un deuxième temps, nous fixons comme objectif des cours collectifs, tout en lui proposant des activités d’occupation qui l’empêchent de rester dans l’inaction. L’animateur propose aussi à Monsieur A de participer à la vie de l’espace social de manière active, en aidant l’équipe selon ses envies et ses compétences, afin de favoriser la réciprocité dans une optique de don et contre–don.
M. A persévère, même si la première activité, la peinture, ne lui a pas convenu. Depuis janvier 2009, Monsieur A apprend le français grâce à des cours individuels, accompagné par les animateurs de l’EM. De cette manière, il a pu dépasser son enfermement et commencer à fréquenter un espace collectif. Parallèlement, nous lui proposons un accompagnement social dans ses démarches administratives.
Grâce au climat de confiance qui s’est établi, Monsieur A participe aussi à des activités d’occupation qui lui permettent de prendre part à la vie de l’espace social, en tant qu’acteur et non seulement en tant que consommateur de prestations. De cette manière, il aide à la réfection du parquet de la maison, avec l’équipe et d’autres usagers, et il s’implique dans la construction d’une mosaïque murale sur la façade du bâtiment. Ces activités manuelles lui donnent la possibilité de se rendre utile, de légitimer sa présence dans la société et d’éviter les ruminations incessantes autour de l’éventualité de son renvoi.
Au mois d’août, il se sent déjà plus confiant pour commencer à suivre les cours collectifs, puis, au mois de septembre, il parvient à s’inscrire à un cours à Français en Jeu, une association active dans le canton de Vaud, spécialisée dans la formation d’adultes. Cet objectif a été très important pour permettre à Monsieur A de s’ouvrir vers d’autres contextes et cela confirme le rôle de passerelle de l’Espace Mozaïk dans le déblocage de situations complexes. Monsieur A est très content de cette évolution et est satisfait de lui-même.
Monsieur A vient aujourd’hui encore régulièrement à l’Espace Mozaïk, où il continue de suivre des appuis en français afin de réussir son cours et où il a lié différents contacts avec les autres participants et bénévoles. Avec les animateurs, il parle souvent des conditions de vie qu’il doit affronter. Le thème de l’éventuel refus de permis et des options qu’il pourrait envisager (retour au pays, départ de la Suisse, clandestinité) est ainsi abordé aussi en dehors de la consultation clinique.
En 10 mois, Monsieur A a fait énormément de progrès grâce au travail avec sa psychothérapeute et à l’accompagnement psychosocial des animateurs et de ses pairs. Il reconnaît que, même si le fond de son problème reste inchangé (il risque toujours de devoir quitter la Suisse), Appartenances lui a permis de reprendre confiance en lui-même, de retrouver un peu de confiance dans les autres, même si l’avenir reste très incertain. Surtout, il sait qu’il n’est plus seul à affronter cette situation difficile et qu’il peut compter sur un point de repère significatif. Plus loquace et plus actif, Monsieur A a pu de nouveau tisser des liens avec ses pairs, sortir de son isolement et de son désespoir : il fait à nouveau partie de la communauté des êtres humains.
L’objectif de l’intégration étant ici secondaire (étant donné le refus des autorités de lui accorder un permis et l’attente de la demande de réexamen du dossier), cette situation montre bien qu’un travail d’accueil et de soutien psychosocial peut être déterminant pour garantir la défense de la dignité humaine et de la santé.
Ce type de prise en charge interdisciplinaire nous permet de travailler de manière concrète sur l’importance du lien social et de l’intersubjectivité dans le travail autour de la santé mentale. Le travail psychothérapeutique, indispensable sur le plan individuel, est appuyé par l’expérience pratique et vécue de la solidarité, ainsi que du soutien émotionnel face aux difficultés sociales objectives.
Le but est d’activer les ressources individuelles et sociales de manière à permettre au patient d’affronter les difficultés et les défis de la migration de la meilleure manière possible, en évitant la précarisation qui - comme le dit Jean Furtos (1) - est issue d’une triple perte de confiance : une perte de confiance en soi-même, une perte de confiance en autrui et une perte de confiance en l’avenir.
Grâce à ce travail communautaire, le patient se retrouve à nouveau considéré comme digne d’exister dans un groupe d’appartenance et peut ainsi lutter contre la souffrance de la précarité et de l’exclusion. Pour citer à nouveau Jean Furtos :
« la plus grande horreur, pour l’humain, sa plate-forme traumatique commune, c’est de ne pas être reconnu comme tel, c’est-à-dire respecté comme un humain par les humains de son groupe d’appartenance ».
C’est à cette extrême souffrance que se trouvent souvent confrontés les requérants d’asile déboutés qui ne risquent pas seulement l’exclusion, mais, plus explicitement, l’expulsion de leur nouveau groupe d’appartenance. Ce sentiment de rejet est vécu de manière très dramatique par les personnes migrantes, surtout celles ayant subi des violences. Ces personnes n’y voient pas une procédure administrative, mais une suite des violences subies dans le passé. Primo Levi, dans un de ses essais, raconte que son pire cauchemar pendant sa détention dans les camps de concentrations nazis était de rentrer enfin à la maison et de passer totalement inaperçu par les autres, par ces proches, dans l’indifférence la plus totale de ce qu’il avait enduré.
Dans le cas des requérants d’asile, ce cauchemar devient souvent réalité. Seul un travail psychosocial prenant véritablement en compte la dignité humaine peut alors permettre à la personne en difficulté de se réapproprier le sentiment de maîtrise de son existence et de trouver les ressources pour reprendre en main son projet de vie.
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, Switzerland
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