« Toutes les sociétés humaines, quel que soit leur degré d’évolution sociale ont généré des normes comportementales applicables à tous. Le droit en tant que phénomène sociologique est donc la normalisation et la rationalisation de règles de vie commune que s’imposent les membres d’une communauté et qui leur sont applicables » (1).
En effet, c’est en ces termes que je tentais de définir le droit dans l’introduction de ma première réflexion sur l’accès au droit en Afrique (Diffusion du droit et Internet en Afrique de l’Ouest), notamment en utilisant les technologies de l’information et de la communication (TIC) et Internet. Je n’aurai jamais imaginé que ces quelques lignes introduisant mon étude sur cette thématique relative à la diffusion des informations juridiques africaines allaient m’offrir la chance de devenir le témoin privilégié d’un exemple de la mutation générée par les TIC sur la gestion et l’organisation des ressources juridiques africaines.
L’accès au droit est le corollaire incontournable permettant le développement d’une vie démocratique assurant le respect des droits et libertés des individus. Or, dans le cadre du continent africain, le manque de moyens des institutions judiciaires, les faibles tirages de journaux officiels, la maigre diffusion de la littérature jurisprudentielle offre un accès appauvri au droit. Cet état de fait « incite le juge comme au Togo ou ailleurs, à fonder sa décision sur une jurisprudence française plutôt que sur celle de ses pairs togolais – qu’il ignore totalement – car elle est rarement écrite » (2). En effet, cette situation de fait concorde parfaitement avec ce souvenir de ma visite de courtoisie chez cet oncle maternel, avocat de profession, situé en plein centre ville de Lomé. Mes yeux de jeune universitaire de 20 ans, initié depuis plus de deux années à la science juridique, avaient remarqué cette légion d’ouvrages juridiques de jurisprudence et de doctrine français soigneusement ordonnés les uns derrière les autres, dans cette énorme bibliothèque faite d’un bois massif. Surpris par cet état de fait, jeune étudiant en droit dans une université française que j’étais, je questionnai mon oncle sur l’absence d’ouvrages togolais ou du moins africains de jurisprudence ou de doctrine. Celui ci me répondit sans hésitation aucune que la jurisprudence et la doctrine française étaient bien plus facilement accessibles que la documentation juridique togolaise.
Cette scène, je l’avoue se déroula en 1997 et nous sommes en 2009. Loin de moi l’idée d’écrire un roman, mais il m’est apparu pertinent de visualiser la réalité de l’accès à la documentation juridique africaine sous l’angle de ma propre expérience.
À ce souvenir ubuesque datant de 1997, vient celui beaucoup plus récent de la 10ème conférence internationale Internet pour le droit organisée par SAFLII (3), l’institut d’information juridique des États africains du sud (l’Angola, le Botswana, le Kenya, le Lesotho, Madagascar, le Malawi, Maurice, le Mozambique, la Namibie, les Seychelles, l’Afrique du Sud, le Swaziland, la Tanzanie, l’Ouganda, la Zambie et le Zimbabwe) qui a eu lieu à Durban en Afrique du Sud ces 26 et 27 novembre 2009, à laquelle j’ai assisté à titre de conférencier. Entre ces deux dates symboliques pour ma personne, c’est toute une révolution qui s’est opérée relativement à la diffusion des droits africains.
Cette révolution dans le domaine de la gestion de l’information juridique, permettant un accès libre et gratuit au droit, est née aux États-Unis au sein de l’université de Cornell en 1992 avec la naissance du premier institut d’information juridique : LII (Legal Information Insitute ou en français Institut d’information juridique) (4). Cette initiative américaine pour un accès libre et gratuit au droit s’est ainsi propagée en Australie (AustLII) (5), au Canada (LexUM/CanLII) (6), et autres pays tels que l’Italie (ITTIG) (7), les Îles du Pacifique(PacLII) (8), le Burkina Faso (JuriBurkina) (9), le Niger (JuriNiger) (10), les pays du Sud de l’Afrique (SAFLII) (11) l’Asie (AsianLII) (12), et même le monde entier (WorldLII) (13) pour ne citer que ceux-là (14). La pierre angulaire qui réunit tous ces instituts d’information est la Déclaration de Montréal (15), rédigée lors de la 4ème conférence Internet pour le droit (16) à Montréal en 2002 (conférence à laquelle j’ai assisté à titre de spectateur alors que j’étais étudiant à la maîtrise en droit des technologies de l’information. Je confesse sur ce point que je n’aurai jamais cru participer à deux reprises á titre de conférencier quelques années plus tard à cette conférence internationale… Cette déclaration jeta les bases de la conception libre et gratuite de l’accès au droit mettant en exergue des notions telles que l’échange des résultats de recherche, l’utilisation des logiciels libres, l’assistance mutuelle et surtout l’affirmation que l’information juridique constitue un héritage commun pour toute l’humanité
Dans le prolongement de cette philosophie, la 10ème conférence Internet pour le droit de Durban a réuni un panel d’experts juristes, informaticiens, spécialistes du Web autour de thématiques relatives à l’accès au droit via Internet, aux standards techniques permettant cette diffusion en ligne, l’accès libre à la doctrine, la jurisprudence et la législation et autres thématiques liées à l’accès libre et gratuit au droit. Et le fait que cette conférence ait eu lieu sur le continent africain a ajouté une saveur particulière relativement aux difficultés et initiatives pour un meilleur accès aux droits africains. À cet effet, deux mentions d’excellence sont à remettre aux instituts d’information juridique SAFLII et Kenya Law Reports (17), en charge de la diffusion via Internet des ressources juridiques des pays situés dans la région du sud de l’Afrique et du Kenya. Ces deux centres africains spécialisés dans la diffusion des droits africains de leurs régions mettent à disposition des professionnels du droit, des ONG, et également des citoyens, de larges bases de données de ressources juridiques africaines, renforçant l’accès au droit et par là même une meilleur protection des libertés individuelles.
Forts de leur expertise, ils partagent leur savoir-faire et leur expérience pour contribuer à l’éclosion d’autres structures africaines de diffusion du droit mettant à profit Internet et les TIC. Ainsi cette conférence a également mis en orbite le lancement des instituts d’information juridique de Tanzanie, du Malawi (18) et de Namibie grâce au soutien de SAFLII et Kenya Law Reports. Les actuels instituts d’information juridique opérationnels présentement sont donc :
ZamLII- Zambian Legal Information Institute for Zambia (Zambia)
SAFLII - Southern African Legal Information Institute (19) (Botswana, Kenya, Lesotho, Mauritius, Namibia, South Africa, Swaziland, Tanzania, Uganda, Zambia and Zimbabwe)
JuriBurkina (Burkina Faso) (20)
JuriNiger (Niger) (21)
KenyaLaw - Kenya Law Reports (Kenya) (22)
ULII- Ugandan Legal Information Institute (Uganda) (23)
Malawi Legal Information Institute (Malawi) (24)
Cette éclosion d’instituts d’information juridiques africains a permis de mettre en lumière le développement d’une volonté africaine (dans ce cas ci la société civile représentée par des juristes africains et des spécialistes en informatique soucieux de contribuer à une diffusion effective des sources juridiques africaines) d’offrir un véritable accès aux droits africains nationaux. C’est ainsi, que dans cette atmosphère de discussions et de réflexions sur l’utilisation des TIC pour le droit, de l’impact de ceux-ci sur le droit lui même, que j’ai humblement tenté de synthétiser, dans ma présentation (What about an AfriLII The need for an African global strategy of Legal Information diffusion using Internet and IT), la nécessité de structurer cette expertise africaine dans le domaine de la diffusion du droit en empruntant les canaux numériques et tentaculaires du Web et en créant l’institut d’information juridique africain ou encore IIJA (AFRILII pour les anglophones). AFRILII (IIJA), à l’instar d’AsianLII ou de WorldLII, regrouperait sur un même site portail toutes les ressources juridiques africaines collectées par les différents instituts d’information juridiques africains existants.
Outre le regroupement sur un même site de toutes ces ressources, IIJA (AFRILII), toujours dans l’esprit de la Déclaration de Montréal, permettrait, outre de concentrer cette expertise africaine et en facilitant le transfert de connaissances le soutien technique, la formation des futurs instituts des pays africains. AFRILII poursuivrait ce travail de soutien qu’effectuent actuellement SAFLII et Kenya Law Report dans leur soutien pour l’éclosion des instituts africains comme ce fut le cas pour ULII et Malawi Legal Information Institute.
AFRILII (IIJA), comme j’ai eu l’occasion de le souligner lors de mon allocution au cours de la conférence, représentera un centre d’expertise africain, garant de la pérennité des projets de diffusion du droit sur le continent, constituant également un interlocuteur de poids défendant fermement cette idée simple qui veut que sans diffusion complète de la documentation juridique (législation, jurisprudence, doctrine), l’accès au droit ne restera qu’un songe creux, faisant des libertés individuelles, sensées protéger le citoyen, de maigres et faméliques chimères. En effet, la défense des droits de l’individu face à l’arbitraire, assurée par des ONG peut être facilitée par IIJA et les instituts africains d’information juridique en leur fournissant de l’information adéquate, fiable et appropriée (25) et en collaborant à des stratégies visant à former les individus à une meilleure connaissance de leurs droits de base.
Néanmoins, AFRILII (IIJA) ne pourra pas faire l’économie de la thématique de la diffusion des droits coutumiers qui représentent un ensemble de normes juridiques encore très vivaces, appliquées par plus de 75% (26) des africains encore aujourd’hui. La diffusion via Internet des droits coutumiers, compte tenu de la nature plurale des droits africains (27) demeure particulièrement pertinente, assurant ainsi un véritable accès à toutes les sources des droits africains. La question de la diffusion des droits africains dans les langues africaines telles que le swahili (pour les pays d’Afrique de l’est) se pose également dans le but de contribuer à une meilleure compréhension du droit pour le citoyen africain. Il est vrai que le langage juridique apparaît complexe pour un français ou un anglais moyen, même si son droit est écrit dans sa langue maternelle. Imaginons donc la difficulté que peut représenter la compréhension des droits africains rédigés dans des langues étrangères (français, anglais, portugais…) pour les populations africaines. « [Très] souvent, l’expression étrangère est comme un revêtement étanche qui empêche notre esprit d’accéder au contenu des mots qui est la réalité. Le développement de la réflexion fait alors place à celui de la mémoire » (28).
Au final, il m’est permis de conclure, après avoir participé à cette conférence sur Internet et le droit sur le sol africain, que la question de l’accès au droit est désormais prise en main par les africains eux-mêmes, ceux-ci ayant renoncé à attendre que les États africains établissent une stratégie efficiente de diffusion des ressources juridiques africaines. Cet état de fait renforce cette idée que le destin des citoyens ne réside pas entièrement entre les mains de leurs gouvernements, mais de leur volonté à s’organiser, aller chercher eux-mêmes l’information et par là même défendre leurs intérêts et droits.
access to law, information and communication technology, legal practice
, África
Texte publié initialement sur le site Afrology : www.afrology.com/presse/tagadoe_droits2009.html
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