Frédéric SULTAN, Jean-Michel SALAÜN
03 / 2010
En 2006, Jean-Michel Salaün présente, dans la postface de l’ouvrage collectif « Le document à la lumière du numérique » (C&F éditions, 2006), la manière dont il a animé le réseau RTP-doc. RTP-doc est le Réseau Thématique Prioritaire mis en place par le CNRS pour définir avec les scientifiques les orientations de la recherche sur le document numérique. L’article qui suit s’appuie à la fois sur la postface et sur une interview de J.-M. Salaün, réalisé trois ans après les faits, pour identifier certains leviers d’une facilitation réussie.
L’aventure commence en 2003. Le CNRS a lancé des Réseaux Thématiques Prioritaires (RTP) sur des sujets pour lesquels devaient être définis de nouvelles politiques de recherche. Jean-Michel Salaün est sollicité pour animer l’un de ces réseaux sur le thème du document numérique. Le défi pour lui consistera à faire travailler ensemble des gens qui souvent ne se connaissent pas et se situent dans des disciplines, et donc des approches, différentes, telles que la linguistique, l’informatique, la sémiologie, les sciences de la communication ou l’histoire.
Cette communauté va mettre en scène Roger T. Pédauque (homonyme de RTP-doc) l’auteur collectif des textes du réseau. RT. Pédauque signe ainsi trois textes collectifs rassemblés dans un ouvrage publié sous le titre « Le Document à la lumière du numérique : forme, texte, médium : comprendre le rôle du document numérique dans l’émergence d’une nouvelle modernité ». La postface de cet ouvrage nous explique comment s’est mis en place et déroulé ce jeu de rôle.
Difficultés et limites de l’exercice
Quelques années après, Jean-Michel Salaün est revenu sur cette expérience lors d’une interview. Selon lui, si avec le recul, les dimensions ludique et humoristique de cette démarche en ont fait une aventure collective, il a d’abord fallut déployer beaucoup d’énergie pour voir les premiers participants s’engager et contribuer. Pour cela, il avait choisi de convaincre les personnalités reconnues dans leur discipline pour ensuite faire tache d’huile dans leurs milieux. Les relances régulières, les discussions en aparté avec les personnes dont il sait qu’elles ont des avis important dans ce débat, permettent de nourrir les échanges. Enfin, ce sera la notoriété du débat dans ce milieu qui va attirer les personnes concernées qui ne veulent pas en être absente.
L’idée de mettre en scène le personnage de Roger T. Pédauque est aussi un choix tactique. Pour Jean-Michel Salaün, la qualité du débat dépend beaucoup de la manière dont il saura gérer la reconnaissance et la notoriété de ses contributeurs. Il lui faut donc se mettre en retrait pour favoriser la participation. Le travail de Roger T. Pédauque a aussi eu des effets directs de réseautage dans le milieu scientifique et au-delà. Il a permis de remettre au goût du jour la question du document numérique au moment où la tendance était de s’intéresser plutôt aux données, leurs natures, leurs usages, … etc.
Plus que des difficultés, ce sont donc des limites que rencontre cet exercice. La nature du texte produit n’est pas sans poser des questions pour son usage. En cherchant à refléter fidèlement la diversité des idées, perspectives et opinions des participants, ces textes présentent des visions qui peuvent être parfois contradictoires. Ils permettent de réfléchir, de lancer des idées, d’aller un peu plus loin, mais ce ne sont pas des textes scientifiques. Ils donnent à voir un état de la réflexion scientifique sur le document numérique à la date de ce débat.
Cette expérience est-elle reproductible ? De nombreux sujets, comme par exemple l’identité numérique ou les biens communs, pourraient faire l’objet d’un travail de ce type car ils requièrent une large transversalité disciplinaire et de nombreuses entrées conceptuelles. Pour cela, la disponibilité des moyens est déterminante. Sans le financement par l’institution de recherche du temps de travail de chercheurs pour conduire ce travail collectif de prospective, il aurait été impossible de mettre en place un tel chantier.
L’animateur entre « dictature bienveillante » et autogestion
Dans ce projet, l’animateur des débats - Jean-Michel Salaün dans cas-ci - est essentiel. Par certains aspects, la description qu’il nous fait de son propre rôle rappelle la figure du « dictateur bienveillant » (6) popularisée dans l’univers du logiciel libre (7).
Selon les tenants de ce modèle, la « dictature bienveillante » se caractérise par la concentration du pouvoir aux mains d’une personne (ou d’un petit groupe) dans la but de permettre au collectif d’atteindre son objectif. L’autorité du dictateur bienveillant s’exerce sur les orientations du développement du logiciel. Elle est contre-balancée par la possibilité pour les développeurs (ou les utilisateurs) de contribuer à la création du code informatique et de discuter les choix du leader sur des listes de discussion dédiées au projet. Enfin, chacun peut faire scission pour créer une nouvelle branche du programme qui répondrait à des attentes qui ne sont pas satisfaites. A cette forme d’organisation est associée un code juridique qui permet de partager de la propriété intellectuelle attachée à la production commune.
L’organisation du réseau RTP-doc est par bien des côtés comparable à cette formule. Dans un premier temps, Jean-Michel Salaün joue un rôle central et se soucie de faire émerger une communauté. La rédaction de l’ouvrage suit un cycle incrémental. Les sources du texte de RT. Pédauque sont à la disposition de tous. Les commentaires et les nouvelles versions sont soumises à révision sur Internet.
Dans un deuxième temps, une évolution intéressante se produit. Les pratiques de collaboration sont codifiées. Cette codification définit à la fois les objectifs communs, partage le temps et l’espace pour s’exprimer et les tâches entre les participants. L’article 7 notamment, formule les règles de partage de la propriété intellectuelle acceptées par les participants.
Fort de ce cadre, l’animateur peut adopter des méthodes plus strictes lors de la préparation de la deuxième et de la troisième parties de l’ouvrage. Il en vient même pratiquement à contraindre les rédacteurs à produire leurs textes ensemble lors des séminaires. Pendant la phase de débat en ligne, il se montrera exigeant sur le respect des délais de réponse afin d’assurer une certaine productivité. Cette évolution profite donc grandement au projet.
La codification adoptée établie un accord tacite entre les participants. Cet accord relève de la sphère juridique comme peuvent le faire par exemple les licences Creative Commons.
La figure de la facilitation dite du « dictateur bienveillant » consiste à s’en remettre à l’initiative individuelle, et à mutualiser des moyens au service de ce projet, dans notre cas, la recherche scientifique sur le document numérique. Cet accord dépend de l’intérêt que suscite l’initiative. Cet intérêt se traduit par la possibilité pour chacun d’exploiter les résultats, ce qui est lié à l’adéquation aux besoins des participants. Il se traduit aussi par la reconnaissance des contribution qu’offrira la forme d’organisation adoptée.
Le réseau RTP-doc a su produire une forme d’organisation originale basée sur une codification juridique sommaire de la reconnaissance des contributeurs associée à la pratique du commentaire de texte en ligne. La mise en scène sous forme de jeu de rôle a aussi contribué à faire de ce projet une aventure vraiment collective.
cross disciplinary research, research, information and communication technology, collective reflection
, France
Les figures de la facilitation de la coopération avec les TIC
Experience narration