02 / 2010
Introduction
Cet article présente un processus de facilitation au sein d’un forum de discussion portant sur une catastrophe naturelle qui s’est déroulée à Bourg-en-Bresse les 15, 16 et 17 avril 2005. Au cours de ces trois jours, pluies et neige en abondance touchent fortement l’Est de la France, le long d’une ligne allant des Vosges à la Haute-Loire : routes coupées, hébergements d’urgence d’automobiliste, 50 000 foyers privés d’électricité en Rhône-Alpes et Franche Comté. Le dimanche 16 avril au matin, 84 résidents d’une maison de retraite située dans le quartier des Baudières sont évacués. Trente familles d’un immeuble sont également relogées et 38 propriétés sont touchées directement par les inondations. La décrue intervient dès le 17 avril. À l’occasion de cette catastrophe, notre équipe d’étude installe un forum de discussion sur un site Internet baptisé Technorisque pour savoir comment ceux qui sont concernés par l’événement s’approprient les technologies de l’information et de la communication en pareille situation.
Le site a existé de l’automne 2003 à novembre 2008. La mise en place de ce forum a permis de constater que la catastrophe fut « apprivoisée » par les habitants de Bourg-en-Bresse grâce à trois figures emblématiques de la facilitation, que nous allons décrire successivement. Le rôle du « facilitateur-modérateur », tout d’abord, porte sur les conditions d’existence opérationnelles du forum de discussion que nous avons mises en place. Nous verrons ensuite que la facilitation s’appuie également sur une reconnaissance de la complexité du phénomène « catastrophe naturelle », ce qui nous conduira à dégager la figure d’un « facilitateur-passeur ». Nous nous situons ici au niveau du contenu des échanges sur le site. Enfin, la facilitation se révélera, à travers le modèle du « facilitateur-animateur », comme une façon d’organiser et d’orienter la discussion selon des tâches et des rôles dévolus à chacun des participants. L’aspect fonctionnel des interactions sera alors davantage pris en compte.
La figure du « facilitateur-modérateur » : stimuler la participation des acteurs
La fonction de modération, à dissocier de celle de webmestre, peut être assimilée à la facilitation lorsqu’elle consiste à s’occuper des conditions d’accès matérielles de la communication - les aspects physiques et techniques de la transmission des messages sur un forum de discussion par exemple – et qu’elle fait appel à une médiation humaine.
Jusqu’à ce que nous allions à Bourg-en-Bresse en avril 2005, le site Technorisque était un site d’information comme beaucoup d’autres. Il donnait accès à l’ensemble de l’étude et possédait des rubriques dédiées à d’autres événements qui s’étaient déroulés plusieurs années auparavant. L’installation par nous-mêmes, auteurs, du forum de discussion a créé les conditions préalables à l’échange entre les participants : en « fabriquant » l’outil, nous avons donné aux usagers la possibilité de s’en emparer pour communiquer. Mais, si la possibilité d’accès à l’outil technique est indispensable, elle ne garantit pas pour autant son appropriation. D’autres facteurs sont intervenus en effet dans la participation des membres de la petite communauté.
D’une part, le site a fonctionné de manière synchrone avec les événements à Bourg-en-Bresse. L’actualité et le lien avec des événements qui concernent directement les personnes est un facteur d’entraînement. La réactivité du modérateur s’est avérée un élément déterminant de la facilitation. Et, sur un sujet comme les catastrophes naturelles, la participation des acteurs est d’autant plus importante que l’outil technique permet cette réactivité (1).
D’autre part, les conditions d’accès technique (et non plus seulement physique) au forum ont influé aussi sur le processus de facilitation. Le travail du modérateur consista à sélectionner et à préparer les supports de l’interaction, à faire comprendre les ressorts techniques et organisationnels de la technologie employée, à créer un confort avec les outils utilisés, puis à en assurer enfin la promotion. Nos messages ont consisté principalement à cadrer ou à recadrer la discussion autour du sujet des intempéries, à encourager le dialogue, à préciser les implications des partenaires interpellés dans la discussion (celui de la mairie de Bourg-en-Bresse et le nôtre en particulier) et à donner des conseils pratiques en informatique (une personne nous a notamment demandé comment insérer des photos en ligne). Quant au fait d’interpeller l’opinion sur l’existence du forum, cela a pu se faire dès le 18 avril grâce à des démarches de notre équipe auprès des journaux et radios de Bourg-en-Bresse et à l’accrochage de petites affichettes dans des endroits stratégiques de la ville (immeubles touchés par les inondations, commerçants, lieux publics, etc.). Une fois l’accès à l’outil effectué, la navigation, l’arborescence, la qualité de l’interface, les procédures d’inscriptions ont représenté également des éléments essentiels du processus de facilitation.
La facilitation, lorsqu’elle est outillée par un support numérique, est soumise à une contrainte forte qui est liée à la nature du dispositif technique. Les travaux récents sur les communautés en ligne ont montré qu’un site ou un forum résiste d’autant mieux à l’usure qu’il dispose d’une modération continue et régulière. Il en va de même pour l’expérimentation relatée ici.
La figure du « facilitateur-passeur » : aider à définir un espace réflexif pour les acteurs
L’accès au forum de discussion a pris le relais des médias traditionnels auprès d’une population invisible, qui ne s’était pas encore exprimée dans la ville. La première vocation du forum a donc consisté à permettre cette expression. Quelqu’un est même venu pour « se lâcher » selon les termes d’un participant au forum ; un autre a cru au complot dans l’imputation des causes aux intempéries ; il faut que la parole se libère ! précise encore l’un d’entre eux. Nous retrouvons ici la vocation des cellules de prises en charge psychologique dans les situations de crise, qui permettent d’apprivoiser le drame et d’exprimer sa douleur et sa colère. À Bourg-en-Bresse, l’intensité de la détresse est certes moins présente que pour d’autres catastrophes naturelles plus tragiques, mais elle reste néanmoins significative. Le fait de s’exprimer librement, de façon plus ou moins exutoire, est nécessaire mais non suffisant pour être assimilé totalement à la facilitation.
La progression de la discussion atteste en effet que les internautes peuvent dépasser peu à peu leur statut de victime à condition de devenir des producteurs de savoir. Les participants ont cherché à accueillir des assistances techniques liées à la modération mais aussi et surtout des collaborations et des demandes d’information sur des thèmes concernant la catastrophe. Deux individus ont été très enclins à assumer cette posture, mais l’un d’entre eux, un ancien ingénieur dont les parents étaient férus d’histoire locale, possédait vraiment une connaissance de la catastrophe dans sa « physicalité » et sa localité : il connaissait par exemple le rôle précis des vannages dans la circulation des eaux fluviales, les taux de pluviométrie récents, les zones historiquement inondées, etc. Il était capable d’identifier des acteurs ou des éléments hétérogènes du sinistre en les mettant en relation les uns avec les autres. Il distillait ainsi ses connaissances à chaque fois qu’une incompréhension se présentait sur la catastrophe. « Facilitateur-passeur », il décodait les enjeux portés par la complexité des inondations tout en anticipant les tensions et les désaccords potentiels autour de l’événement. Il était agile pour faire le lien entre des points de vue éventuellement antagonistes et pour aider à définir un espace réflexif entre les différents acteurs concernés par le risque et sa prévention.
Ce facilitateur-là est un « passeur en généralité ». Ainsi, le débat s’est enrichi de procédés argumentatifs que l’on retrouve dans la plupart des systèmes de délibération publique. L’événement, de par sa prise en charge collective, est devenu moins marqué par la détresse, le ressenti et la subjectivité.
Le « facilitateur-animateur » : organisation du cadre social de la rencontre
La facilitation s’est donnée à voir enfin dans les rôles tenus par les participants sur le forum. Ainsi, la facilitation est apparue plus aisée si l’un des membres du groupe endossait le rôle d’animateur.
Au sein du forum, on a pu voir par exemple comment chaque partenaire impliqué dans la catastrophe, présent ou absent de la discussion (sinistrés, experts, institutions, etc.), a été apostrophé. On a pu également regarder comment ceux qui assument cette fonction d’animateur, principalement les deux personnes qui étaient aussi des « passeurs », détectent les problèmes et les globalisent. Les participants au forum se plaignaient par exemple de l’irresponsabilité du maire de Bourg-en-Bresse dans le système d’alarme des pompiers au plus fort de la crue. « L’animateur » a surfé sur Internet pour trouver les obligations du premier magistrat de la ville, qui était en outre une bonne connaissance : J’ai cherché sur Internet, comme j’ai le temps, je suis chez moi. Et donc j’ai envoyé cette information qui collait bien à la réalité. Les gens se plaignaient qu’ils n’avaient pas été prévenus, le maire n’avait pas fait ceci-cela… Le maire a pour obligation de prévenir le syndic. Il ne faut pas tout mettre sur le dos du Maire, il ne peut pas aller sonner à toutes les portes hein. Et bien là, j’ai envoyé les obligations du Maire (extrait d’entretien). « Le facilitateur-animateur » a défini ainsi qui participe à l’histoire racontée sur le forum, ainsi que les lieux virtuels et/ou réels où elle se déroule.
Le « facilitateur-animateur » gère et programme aussi les temps de la rencontre en définissant éventuellement les lieux, horaires et fréquences des échanges. Sur le forum du site Technorisque, le plus actif de la discussion fut le seul à poster un message signalant qu’il serait absent pendant quinze jours. Le « facilitateur-animateur » orchestre enfin la discussion en étant à l’écoute, en clarifiant les points de vue et la place de chacun (un participant fut défini après coup par celui qui s’est improvisé « animateur » comme étant un parasite sur le forum de discussion) et en montrant une relative neutralité dans ses prises de position. C’est aussi celui qui a responsabilisé le groupe par rapport à l’atteinte de ses objectifs et qui s’est assuré que le collectif continuait de travailler sur la bonne voie. L’équipe support de l’étude a tenu par moment ce rôle d’animation.
D’une manière générale, l’animateur accompagne l’échange en étant souvent interpellé comme le « référent » ou le « garant » de la discussion. Il gère les incompréhensions ou les conflits, il aide à la relance des échanges et représente bien un interlocuteur privilégié aux yeux des autres participants. Il se soucie enfin souvent de laisser une trace des débats sur un support de communication.
Conclusion
Au terme de cet article, la facilitation, lorsqu’elle est outillée numériquement, apparaît sous l’angle de trois figures principale. Le « facilitateur-modérateur » est celui qui permet aux échanges de se dérouler et de se réguler au plan technique. Il met en place le dispositif technologique, le situe dans un cadre organisationnel et formule les règles de son bon fonctionnement. Le « facilitateur-passeur » organise quant à lui le contenu des échanges. Il joue un rôle d’expert sur un sujet donné en le situant systématique dans un environnement (social, économique, technologique, etc.) complexe. Il sait mettre en relation les différents éléments d’un système, et ils les portent à la connaissance des autres. Enfin, le « facilitateur-animateur » est celui qui permet aux échanges de fonctionner au sein d’une dynamique de groupe. Il organise non plus le cadre technique de la rencontre mais sa régulation sociale dans un collectif. Il est le garant des objectifs visés par les échanges et il donne à ce collectif les moyens d’y parvenir.
Dans tous les cas, le processus de facilitation apparaît comme une façon de faire advenir des échanges sociaux outillés par la technique dans une perspective collaborative ou participative.
technologies appropriation, information and communication technology, natural disaster, collective reflection, Internet, computer science
, France, Bourg-en-Bresse
Les figures de la facilitation de la coopération avec les TIC
Cet article s’appuie sur une recherche-action réalisée par un laboratoire de recherche du CNRS pour le compte du Ministère de l’environnement et du développement durable en 2005. Claire Brossaud (coord.), Alain Milon (dir.), Virginie Tournay, Marion Feigenbaum, « Production et circulation de quelques usages numériques en situation de catastrophes naturelles : www.technorisque.net », GRASS-CNRS, Ministère de l’environnement et du développement durable, 2005. Voir aussi Claire Brossaud, « Usages des TIC et rapports à l’incertitude en situation de catastrophes naturelles », Développement durable et territoires, Dossier 11 : Catastrophes et Territoires, mis en ligne le 06 novembre 2008. URL : developpementdurable.revues.org/index6772.html.
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