En 2004, 2005 et 2006, La Vía Campesina a regroupé un nombre important de violations des droits des paysans dans ses publications annuelles (1). FIAN International a fait de même sur la base de cas suivis par le réseau d’urgence de la Campagne globale pour la réforme agraire (2). Plusieurs de ces cas ont été repris dans le travail du Rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation et dans celui du Rapporteur spécial sur le droit au logement (3).
Les violations des droits des paysans incluent les discriminations vécues par les familles paysannes dans l’exercice de leurs droits à l’alimentation, à l’eau, à la santé, à l’éducation, au travail et à la sécurité sociale (1) et l’absence de réforme agraire et de politiques de développement rural qui permettraient d’y remédier (2). Elles incluent également les expulsions et les déplacements forcés dont sont victimes les familles paysannes (3) et le fait que leurs semences sont confisquées par les brevets des entreprises transnationales (4). Quand les paysans et les paysannes se mobilisent contre ces violations, ils sont souvent criminalisés, détenus de façon arbitraire ou abattus par des forces de police publiques ou privées (5).
1. Les discriminations contre les paysans et les paysannes
Le principe de non-discrimination est fondamental en droit international des droits de l’homme. Il exige que les États prennent à la fois des mesures législatives pour garantir la non-discrimination en droit – formelle ou de jure – et des mesures positives pour garantir la non-discrimination dans la pratique – concrète ou de facto. Dans son observation générale n°20, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies (CODESC) a défini les mesures que les États doivent prendre pour mettre fin à la discrimination dans la pratique. Pour le Comité : « Pour mettre fin à la discrimination dans la pratique, il faut porter une attention suffisante aux groupes de population qui sont en butte à des préjugés hérités de l’histoire ou tenaces, plutôt que de simplement se référer au traitement formel des individus dont la situation est comparable. Les États parties doivent donc adopter immédiatement les mesures nécessaires afin de prévenir, de réduire et d’éliminer les situations et les comportements qui génèrent ou perpétuent une discrimination concrète ou de facto. Par exemple, en garantissant que tous les individus ont accès sur un pied d’égalité à un logement suffisant, à l’eau et à l’assainissement, on contribue à mettre fin à la discrimination qui s’exerce à l’égard des femmes et des fillettes et des personnes vivant dans des établissements informels ou dans des zones rurales. » (4)
Dans la plupart des États, les familles paysannes sont victimes de multiples discriminations dans la pratique, dans l’exercice de leurs droits à l’alimentation, à l’eau, à l’assainissement, à la santé, à l’éducation ou encore à la sécurité sociale. Jean Ziegler, membre du Comité consultatif du Conseil des droits de l’homme, a par exemple démontré que les paysans et les paysannes sont parmi les premières victimes de discrimination dans l’exercice du droit à l’alimentation (5). Sur le milliard de personnes qui sont aujourd’hui sous-alimentées dans le monde, 70% sont en effet des paysans ou des paysannes – 50% vivent sur des terres trop petites ou de mauvaise qualité et 20% sont des familles sans terre, survivant comme travailleurs agricoles (6). Comme le démontrent les rapports du PNUD sur le développement humain, les familles paysannes sont également parmi les premières à être discriminées en termes d’accès à l’eau potable, à l’assainissement, aux services de santé ou aux services d’éducation (7). Les travailleurs ruraux représentent également une grande partie des travailleurs qui ne bénéficient d’aucune sécurité sociale.
Malgré le rôle primordial qu’elles jouent dans la réalisation du droit à l’alimentation, du droit à l’eau, du droit à l’éducation et du droit à la santé, les femmes vivant en milieu rural sont les premières victimes de discrimination dans l’accès à l’alimentation, à la terre, à l’eau, à la santé et à l’éducation. Les femmes et les filles vivant en zone rurale représentent la majorité des personnes sous-alimentées dans le monde et alors que 30% des femmes sont à la tête d’un ménage dans les zones rurales des pays en développement, elles possèdent moins de 2% des terres disponibles (8). Dans plusieurs États, les travailleuses agricoles sont même exclues de tout revenu, leur labeur n’étant considéré que comme une aide à celui de leur mari (9).
Les multiples discriminations dont sont victimes les paysans et les paysannes résultent en grande partie de préjugés historiques, d’exclusions politiques et de constructions culturelles contre les familles paysannes. Pour y remédier, les États ont l’obligation de mettre en œuvre des réformes agraires et des politiques de développement rural qui leur garantissent un accès égal aux ressources productives, à l’eau potable, à l’assainissement, à un travail décent, à la sécurité sociale et aux services de santé et d’éducation.
2. L’absence de réforme agraire et de politiques de développement rural
Malgré le fait qu’ils s’y soient engagés à de nombreuses reprises – notamment dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) de 1966, dans le Plan d’action du Sommet mondial de l’alimentation (SMA) de 1996 et dans la Déclaration finale de la conférence internationale sur la réforme agraire et le développement rural, organisée à Porto Alegre en mars 2006, la plupart des États rechignent à mettre en œuvre des réformes agraires et des politiques de développement rural qui permettraient de combattre la discrimination vécue par les familles paysannes (10).
Les réformes agraires ont été des instruments-clés pour développer l’agriculture en Europe, en Corée du sud, au Japon, en Chine ou à Cuba. Mais depuis la crise de la dette du milieu des années 1970, elles ont été découragées par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. Au lieu de politiques de réformes agraires redistributives, les institutions financières internationales préconisent depuis des décennies des réformes agraires basées sur le marché. Selon ce modèle, la terre n’est pas redistribuée aux paysans sans terre ; elle est vendue à ceux qui ont les moyens de l’acheter. Dans la plupart des pays en développement dans lesquels les inégalités dans l’accès à la terre sont criantes – c’est le cas en particulier en Amérique latine – et dans tous les États dans lesquels l’accès à la terre est fondamental pour la réalisation des droits des paysans, le modèle de réforme agraire basé sur le marché n’a aucune chance d’apporter une solution adéquate. A quelques exceptions près, notamment en Bolivie depuis l’élection du Président Evo Morales, c’est pourtant le modèle de réforme agraire qui est mis en œuvre actuellement.
Dans les trente dernières années, l’appui à l’agriculture et au développement rural a également été drastiquement réduit dans la majorité des États. Au moment de l’indépendance, certains États ont choisi de développer des politiques de soutien aux agriculteurs, pendant que d’autres ont choisi d’investir massivement dans l’industrialisation et le développement des centres urbains (11). Mais dès les années 1980, avec la crise de la dette, la Banque mondiale et le FMI ont imposé l’abandon presque total des politiques de développement rural, au nom de la réduction des coûts et de la libéralisation de l’agriculture. Le FMI et la Banque mondiale ont forcé les pays du sud à libéraliser leur agriculture, à éliminer les aides aux petits paysans et à favoriser les cultures d’exportation, sources de devises étrangères pour rembourser la dette. Au même moment, entre 1979 et 2004, le pourcentage de l’aide officielle au développement (ODA) alloué à l’agriculture est passé de 18% à 3,5%, ou de 8 milliards de dollars américains (valeur 2004) à 3,4 (12). Cet abandon a eu des conséquences dramatiques pour les familles paysannes des pays en développement, toujours plus discriminées.
3. Les expulsions et les déplacements forcés
En plus de ne pas bénéficier de politiques redistributives, les paysans et les paysannes sont les premières victimes d’expulsions et de déplacements forcés. Dans les cas de violations des droits des paysans répertoriées par La Vía Campesina, FIAN International et les experts des Nations Unies, deux tiers concernent des expulsions ou des déplacements forcés (13).
Chaque année, des milliers de familles paysannes sont expulsées de force de leur terres, par des polices privées ou publiques, sans aucune compensation ni possibilité de relogement. C’est notamment le cas en Colombie, au Brésil, en Indonésie et aux Philippines, où les conflits agraires sont très violents (14), et dans plusieurs pays dans lesquels l’Etat ne tient pas de registre foncier, comme au Guatemala (15).
Des milliers de paysans et paysannes sont également victimes de déplacements forcés à cause de nouveaux projets de développement ou de la croissance des activités d’extraction. En Inde, par exemple, de nombreux cas de déplacements forcés ont été répertoriés par la société civile et les experts des Nations Unies (16). Malgré une décision de la Cour suprême indienne en 2000 (17), des milliers de familles paysannes ont par exemple été déplacées de force pendant la construction des barrages Narmada. Ces familles ont été déplacées sans avoir été réellement informées ni consultées et elles survivent aujourd’hui dans les États de Madhya Pradesh, Maharashtra et Gujarat, sans compensation adéquate ni possibilité de relogement (18).
Deux phénomènes nouveaux – la production d’agro-carburants et l’achat de terres à l’étranger pour les produire (global land grab) – sont venus aggraver la situation. En Colombie et en Indonésie par exemple, des centaines de familles paysannes ont été expulsées de leurs terres dans les cinq dernières années pour laisser la place à la production d’huile de palme pour fabriquer des agro-carburants (19). Au même moment, des millions d’hectares de terres sont achetés ou loués par des pays riches ou des compagnies privées, basées notamment en Corée du sud, en Chine, aux Émirats arabes unis ou en Arabie Saoudite, dans des États dans lesquels l’insécurité alimentaire est déjà très élevée (20). Le cas le plus connu est celui de l’achat de 1,3 million d’hectares de terre arable par la compagnie sud coréenne Daewoo à Madagascar, qui a entraîné des manifestations et le renversement du Président en mars 2008. Dans d’autres États, comme au Soudan, en Éthiopie ou au Cambodge, la vente de terres a également entraîné le déplacement de milliers de familles paysannes (21).
Dans un avenir proche, il est probable que le nombre d’expulsions et de déplacements forcés des familles paysannes continue à augmenter, entraînant des violations supplémentaires des droits des paysans. Comme l’ont dénoncé les organisations membres de La Vía Campesina dans la Déclaration finale de la Conférence internationale sur les droits des paysans : « Nous sommes expulsés violemment, et de plus en plus fréquemment, de nos terres et dépossédés de nos moyens d’existence. Les ‘méga’ projets de développement, tels les grandes plantations destinées à la production d’agro-carburants, les grands barrages, les infrastructures, le développement industriel, celui de l’industrie extractive et du tourisme ont déplacé de force nos communautés et détruit nos vies. » (22)
4. L’appropriation des semences par les entreprises transnationales
Avec la terre et l’eau, les semences sont les ressources les plus importantes dont les familles paysannes ont besoin pour assurer leur sécurité alimentaire. Il est donc normal que la protection des semences soit en bonne place dans la définition de la souveraineté alimentaire adoptée par La Vía Campesina, qui prévoit qu’il faut « protéger les semences, base de la nourriture et de la vie elle-même, et veiller à ce que les agriculteurs puissent les échanger et les utiliser librement » (23).
Jusqu’à une période récente, les familles paysannes étaient totalement libres d’utiliser les semences comme elles l’entendaient, pour les replanter, les conserver, les vendre ou les échanger. Mais cette liberté, inhérente au travail paysan, est remise en cause aujourd’hui par le contrôle qu’exerce une poignée d’entreprises transnationales sur le marché des semences et par leurs brevets sur les semences améliorées ou génétiquement modifiées (24). Dans le monde, dix sociétés seulement, parmi lesquels Aventis, Monsanto, Pioneer et Syngenta, contrôlent un tiers du marché des semences. A elle seule, Monsanto contrôle 90% du marché mondial des semences génétiquement modifiées.
Ces entreprises transnationales détiennent des droits de propriété intellectuelle sur les semences améliorées ou génétiquement modifiées, qui leur permettent d’interdire aux paysans et paysannes de créer leurs propres réserves. Les familles paysannes, qui ont souvent reçu ces semences à travers des programmes d’aide alimentaire, sont alors dans l’obligation d’acheter de nouvelles semences chaque année. Pour asseoir leur contrôle dans ce domaine, les entreprises transnationales ont dans un premier temps créé des semences programmées pour s’autodétruire, les semences terminator. Devant les critiques de l’opinion publique, elles sont revenues en arrière et elles défendent aujourd’hui leurs brevets en multipliant les procès contre les paysans qui utilisent les semences sans leur payer de royalties. Monsanto, par exemple, a intenté des centaines de procédures judiciaires contre des paysans et des paysannes ces dernières années.
Chaque année, des milliers de paysans se suicident parce qu’ils ne peuvent plus payer les semences dont ils ont besoin pour nourrir leur famille. En Inde seulement, 200 000 paysans se sont suicidés depuis 1997, en grande partie parce qu’ils étaient devenus dépendants des semences détenues par les entreprises transnationales, qu’ils s’étaient endettés et qu’ils ne pouvaient plus rembourser (25).
5. Criminalisation, détention arbitraire, torture et exécutions extrajudiciaires
Quand les paysans et les paysannes se mobilisent pour revendiquer leurs droits, ils sont souvent criminalisés, détenus de façon arbitraire ou victimes d’exécutions extrajudiciaires par des forces de police publiques ou privées. Chaque année, des milliers de paysans sont ainsi victimes de violations de leurs droits civils et politiques. Souvent, ce sont les leaders paysans qui subissent les violations les plus importantes de leurs droits, qui sont détenus arbitrairement, torturés ou exécutés. Aux Philippines, trois leaders paysans ont par exemple été tués entre novembre 2008 et juin 2009. Vicente Paglinawan, vice-président de la Coordination nationale des organisations paysanne pour l’île de Mindanao, a été abattu le 22 novembre 2008 ; Eliezer Billanes, secrétaire général d’un syndicat de paysans, a été tué le 9 mars 2009 ; et Renato Penas, qui venait d’être élu vice-président de la Coalition nationale des organisations paysannes en mars 2009, a été abattu le 5 juin 2009 (26).
Chaque année, des centaines de paysans et paysannes qui ne font que participer à des manifestations publiques, ou qui résistent pacifiquement aux expulsions forcées dont ils sont victimes, sont également traités comme des criminels. Au Guatemala, par exemple, le fait qu’il n’y ait jamais eu de registre foncier permet aux grands propriétaires terriens d’expulser les familles paysannes de leurs terres en les accusant d’occuper ces terres illégalement. Ces familles paysannes sont alors traitées comme des criminels. En 2005, cette situation a été dénoncée par Amnesty international, qui a indiqué ce qui suit : « Une caractéristique particulière des conflits agraires au Guatemala est le fait que toute la puissance de la loi et du système judiciaire est le plus souvent utilisée pour réaliser des expulsions, mais pas pour régler les problèmes liés aux droits des travailleurs ruraux ou aux droits sur la terre des communautés rurales » (27).
Pour commémorer ces violations des droits des paysans, La Vía Campesina a décidé de déclarer le 17 avril de chaque année journée internationale des luttes paysannes. Cette date a été choisie en mémoire du massacre d’Eldorado de Carajás, le 17 avril 1996, au cours duquel 19 paysans brésiliens qui participaient à une marche pacifique du Mouvement des paysans sans terre (MST) ont été exécutés par la police militaire de l’Etat du Pará, en toute impunité (28).
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