Du 27 janvier au 1er Février 2009, le Forum social mondial (FSM) fera une nouvelle escale au Brésil, mais cette fois pour s’arrêter à Belem, en plein cœur de l’Amazonie. Réflexion (1) sur un événement qui a fait de la diversité et du dialogue les voies pour inventer d’autres mondes possibles.
Le FSM est un nouveau phénomène social et politique. Le fait qu’il ait des antécédents n’en diminue pas sa nouveauté, bien au contraire. Le FSM n’est pas un évènement, ni une simple succession d’évènements, même s’il essaie de mettre en scène les rencontres formelles qu’il promeut.
Le FSM, ce n’est pas…
Ce n’est pas un colloque d’érudits, même si beaucoup d’universitaires y participent. Ce n’est pas un parti ou un regroupement international de partis, même si des militants et activistes de nombreux partis du monde entier y prennent part. Ce n’est pas une ONG ou une confédération d’ONG, même si sa création et son organisation doivent beaucoup aux ONG. Ce n’est pas un mouvement social, même s’il se définit souvent comme « le mouvement des mouvements ». Alors qu’il se présente comme un agent de changement social, le FSM rejette le concept d’un sujet historique et ne consacre la priorité d’aucun acteur en particulier dans ce processus de changement. Il ne retient aucune idéologie en particulier, même pour définir ce qu’il rejette ou ce qu’il affirme.
Etant donné que le FSM se conçoit comme un combat contre la mondialisation néo-libérale, est-ce un combat contre une certaine forme de capitalisme ou contre le capitalisme en général ? Etant donné que la grande majorité des personnes qui prennent part au FSM se disent favorables aux politiques de gauche, combien de définitions de la « gauche » correspondent au FSM ? Et qu’en est-il de ceux qui refusent de se définir par la dichotomie droite-gauche ?
Les combats sociaux qui trouvent leur expression dans le FSM ne répondent pas précisément à l’un ou l’autre des processus de changement social consacrés par la modernité occidentale : la réforme et la révolution. A part un consensus de non violence, ces modes de lutte sont très variés et s’étirent en un large continuum, depuis le pôle de l’institutionnalisme jusqu’à celui de l’insurrection. En fin de compte, le FSM n’est structuré autour d’aucun des modèles d’organisation politique moderne, que ce soit le centralisme démocratique, la démocratie représentative ou la démocratie participative.
L’échec de la gauche
Ces caractéristiques, indiscutablement, ne sont pas nouvelles, puisque certaines d’entre elles au moins, sont associées à ce que l’on appelle généralement les « nouveaux mouvements sociaux ». La nouveauté du FSM réside dans le fait qu’il est inclusif, autant au niveau de sa portée qu’au niveau de ses thématiques. La nouveauté est le tout qu’il constitue, et non pas ses parties constitutives. Le FSM est mondial parce qu’il nourrit des mouvements locaux, nationaux et mondiaux, et parce qu’il est inter-thématiques et même trans-thématiques. Le FSM est certes le « mouvement de mouvements », mais ce n’est pas un simple mouvement de plus. C’est un mouvement d’un genre différent.
Le succès du FSM repose sur le fait qu’il s’agit d’une « réponse faible-forte » à des « questions fortes » (2) de notre temps. Par exemple, si l’humanité est un tout, pourquoi existe-t-il dans le monde autant de principes différents relatifs à la dignité humaine et à la société, tous supposément uniques et pourtant souvent contradictoires entre eux ? Aux racines de cette question, il y a le constat, aujourd’hui plus explicite que jamais, que la compréhension du monde dépasse largement la compréhension occidentale du monde.
Les droits de l’Homme, dans leur compréhension la plus classique, sont la réponse la plus répandue à la question précédente. Elle postule l’universalité abstraite de la dignité humaine qui sous-tend les droits humains. Pour ceux qui défendent ce point de vue, il est parfaitement absurde de considérer les droits de l’Homme comme relevant d’une culture occidentale. Tout comme il leur paraît absurde que de nombreux mouvements sociaux luttant contre l’injustice et l’oppression ne formulent pas leur combat en termes de droits humains, voire les formulent en des termes qui contredisent ces droits.
Cette réponse a été complètement adoptée par la gauche conventionnelle, surtout au Nord de la planète, qui s’est ainsi fermée aux nouvelles réalités qui prospèrent au Sud. Des mouvements de résistances sont en effet en train d’émerger et de se développer contre l’oppression, la marginalisation et l’exclusion. Leurs bases idéologiques n’ont rien à voir avec celles qui ont été les références de la gauche au XXème siècle (marxisme, socialisme, nationalisme anti-impérialiste, développementisme). Elles sont plutôt fondées sur diverses identités culturelles et historiques laïques, et/ou sur du militantisme religieux. Ces luttes ne peuvent donc pas être définies selon un clivage gauche/droite. Ce qui est surprenant c’est que la gauche hégémonique ne dispose pas d’outils théoriques et analytiques qui lui permettent de se positionner par rapport à ces luttes, et qu’elle ne considère pas prioritaire de le faire. Elle applique partout la même recette abstraite basée sur les droits humains, avec l’espoir qu’ainsi les idéologies alternatives ou les univers symboliques se limiteront à des spécificités locales, sans impact sur les canons universels des droits de l’Homme.
Sans prétendre à l’exhaustivité, je mentionnerai trois de ces mouvements sur laquelle la gauche conventionnelle ne parvient pas à se positionner : le mouvement indigène, surtout en Amérique Latine ; le « renouveau » du traditionalisme en Afrique et l’insurrection islamique. En dépit de leurs grandes différences, ces mouvements ont en commun de s’être construit à partir de références politiques et culturelles qui ne sont pas occidentales (même si elles sont nées de la résistance à la domination occidentale). Les difficultés d’appréciation politique qu’a la gauche découlent d’un côté, de son incapacité à imaginer une société future alternative à la société capitaliste libérale et, d’un autre côté, de son univers culturel et épistémologique européocentré ou, plus largement, « nord-centré ».
Célébration de la diversité
A mes yeux, le FSM est jusqu’à présent la réponse la plus convaincante à la question formulée. En dépit de ses limites et de ses critiques autant internes qu’externes, le FSM s’est assurément imposé comme un espace ouvert à l’échelle mondiale, une scène de travail pour les mouvements et organisations les plus divers, en provenance des lieux les plus disparates de la planète, impliqués dans les luttes les plus diverses, parlant tous les langages de la Tour de Babel, ancrés dans des philosophies et des savoirs aussi bien occidentaux que non-occidentaux, promouvant différentes conceptions de la dignité humaine et appelant à une variété d’autres mondes possibles. Le FSM ne répond pas à la question du pourquoi d’une telle diversité, ni à celles de l’objectif, des conditions et des bénéficiaires de cette diversité. Mais il a réussi à rendre cette diversité plus visible et plus acceptable par les mouvements et organisations ; il leur a fait prendre conscience du caractère incomplet ou partiel de leurs luttes, politiques et philosophiques ; il a créé un nouveau besoin d’inter-savoir, d’inter-reconnaissance, d’interaction ; il a entretenu des coalitions de mouvements jusque là séparés et méfiants les uns envers les autres. En résumé, il a transformé la diversité en une valeur positive, une source potentielle d’énergie pour une transformation sociale progressive.
Le succès du FSM réside dans le fait qu’il célèbre une diversité qui n’a pas encore été complètement théorisée ni convertie en moteur d’une action collective bien cohérente et ancrée localement, pour une transformation sociale progressive. En un sens, le FSM représente le plus haut degré de conscience de notre temps. Dialectiquement, sa faiblesse (à savoir la non discrimination entre diverses solutions) ne peut être séparée de sa force (la célébration de la diversité en tant que valeur à part entière) et vice-versa. Le FSM est aussi transitoire que notre temps l’est, et il attire l’attention sur les possibilités latentes d’une telle transition. C’est là que repose tout son succès.
social forum, cross cultural dialogue, cultural diversity
L’impossible dialogue des cultures ?
Boaventura Da Souza, Université de Coimbra, Portugal
Altermondes n°16 - décembre 2008 > février 2009, www.altermondes.org