Le 14 avril dernier, l’éminent scientifique et environnementaliste indien G.D. Agrawal publiait une lettre dans laquelle il exprimait sa ferme intention d’entamer une grève de la faim, à compter du 13 juin 2008, afin de protéger la rivière Bhagirathi, autrement dit le Gange dans sa partie la plus haute située dans l’Etat himalayen d’Uttarakhand. Bien que profondément en faveur de la protection du Gange, je m’interroge ici sur la légitimité, dans le cadre d’une action publique, des raisons invoquées par G.D. Agrawal.
L’Uttarakhand, ses rivières et ses barrages
L’Etat d’Uttarakhand, déjà évoqué dans un précédent article est particulièrement connu pour abriter les sources de deux des plus grands fleuves sacrés de l’Inde, le Gange et la Yamuna. C’est pourquoi cette région, riche en lieux de pèlerinage aux sources de ces rivières et de leurs affluents ainsi que tout au long de leur cours, est dénommée Devbhumi, la terre des Dieux, dans les textes religieux.
Mais l’eau des rivières de montagne, sacrée ou pas, est aussi une source potentielle d’énergie via les barrages hydro-électriques. Les Gouvernements de l’État, quelque soit leur tendance, souhaitent ainsi faire de l’Uttarakhand un État-énergie qui puisse aussi bien servir leur projet de développement touristique de la région (tourisme religieux et tourisme « vert ») que répondre aux besoins énergétiques, monnayables, des États voisins.
Les barrages permettent aussi d’assurer un approvisionnement régulier en eau pour l’irrigation mais aussi pour les grands centres urbains, en particulier la capitale Delhi qui fait face à de très graves problèmes de pénurie d’eau. Elle dépend, entre autres, du gigantesque barrage hydro-électrique de Tehri, l’un des plus grand d’Asie (2.400 Mw), situé en Uttarakhand à environ 400 km de la capitale. Malgré les protestations de la part des environnementalistes mais aussi des scientifiques, soulignant le danger que représente une telle retenue d’eau dans une zone fortement sismique, la construction de ce barrage s’est poursuivie, entraînant la submersion totale de la ville de Tehri ainsi que d’une trentaine de villages et le déplacement de plus de 12.000 familles.
A l’heure actuelle, outre de nombreux autres projets dans le reste de l’Etat, une série de cinq barrages hydro-électriques est prévue en amont de la ville d’Uttarkashi, située à 125 km en aval de Gangotri, source du Gange, sur les rives de la Bhagirathi. Ils impliqueraient de détourner l’eau du Gange pour la stocker en la faisant passer dans des tunnels sur une distance totale de 80 km et provoqueraient des coupures régulières dans le flux de la rivière. Ces projets suscitent le mécontentement des habitants de la région, des environnementalistes mais aussi des religieux hindous qui y voient une atteinte à la sacralité du Gange et s’inquiètent de la diminution, déjà régulièrement observée, du cours du fleuve sacré. C’est contre ces projets que G.D. Agrawal a choisi de se mobiliser.
Première victoire pour G.D. Agrawal
Le professeur G.D. Agrawal, aujourd’hui âgé de 76 ans, est un ingénieur spécialisé dans l’environnement. Très renommé en Inde, il a enseigné à l’Indian Institute of Technology de Kanpur et est membre du Bureau Central de Contrôle de la Pollution du Gouvernement indien. Il participe à de nombreux comités gouvernementaux visant à mettre en place une politique et des mécanismes d’amélioration de la qualité de l’environnement. Respecté pour son expertise scientifique, notamment dans le cadre d’évaluations d’impact environnemental de projets industriels, il l’est aussi pour son mode de vie frugal incarnant au quotidien le respect de la nature et les valeurs de simplicité qu’il prône.
Sa décision d’entamer une grève de la faim pour protester contre la destruction du Gange est un acte symbolique qui vient en appui de la lutte déjà menée par des organisations telles que le National Committee for Protection of Natural Resources (NCPNR, comité national pour la protection des ressources naturelles) regroupant 50 organisations non-gouvernementales et le Bhagirathi-Ganga Bachao Abhiyan (mouvement pour sauver la Bhagirathi-Ganga).
Mais il semble que sa démarche, bénéficiant de sa stature nationale, ait pesé davantage aux yeux des politiques que les nombreuses marches de protestation organisées par ces ONG et par les habitants visés par d’éventuelles mesures de déplacement. En effet, dès le 19 juin 2008, soit après seulement sept jours de jeûne, le Gouvernement de l’Etat d’Uttarakhand dirigé par le parti nationaliste hindou BJP (Bharatiya Janata Party, parti du peuple indien), a annoncé qu’il suspendait de manière indéfinie la réalisation de deux des cinq projets (Bhairon Ghati et Pala Maneri). Fort de ce succès, G.D. Agrawal souhaite désormais se rendre à Delhi pour faire pression sur le Gouvernement central qui est également partie prenante de ces projets.
Des enjeux sociaux et environnementaux négligés au profit du religieux
Je souhaite ici non pas m’attarder sur cette « victoire » et les enjeux politiques du revirement du Gouvernement de l’Uttarakhand, qui risque fort d’être provisoire comme cela avait été le cas pour le barrage de Tehri, mais plutôt souligner la difficulté morale et politique qu’il y a, me semble-t-il, à invoquer prioritairement voire exclusivement les raisons religieuses du combat pour la préservation du Gange.
L’engagement de G.D. Agrawal est en effet explicitement double, scientifique et religieux (1), mais la cause religieuse est clairement privilégiée et chaque argument tire sa valeur du lien qu’il établit avec la culture hindoue, présentée, à tort, dans une vision figée, organique et essentialiste de la culture, comme la seule propre à l’Inde.
Ainsi, dans sa lettre annonçant sa grève de la faim il écrit : « Comme vous le savez, la rivière Bhagirathi Ganga (i.e. le Gange) occupe une place très particulière dans la culture, la pensée et la tradition indiennes. […] j’ai décidé d’entamer une grève de la faim pour m’opposer à la destruction de cette merveille écologique et de la quintessence de la foi et de la culture hindoues. » Inscrivant sa propre dévotion pour la rivière sacrée Ganga dans sa foi hindoue, il relie directement son geste à la culture de l’ascétisme et du sacrifice, propres, selon lui, à l’hindouisme. Dans un discours d’exclusion, il précise que le Gange ne signifie rien pour les « musulmans, parsis, juifs et chrétiens » dont la culture ne serait pas liée à la terre ni à la géographie indiennes, reprenant en cela, de manière plus nuancée mais bien présente, l’équivalence que les nationalistes hindous veulent imposer entre indianité et hindouité.
Se présentant par ailleurs lui-même comme « avant tout, un fervent hindou » G.D. Agrawal stipule clairement que ses motivations relatives à « la foi, la culture et aux sentiments » sont les plus importantes, celles relatives à la science et à l’environnement étant tout à fait secondaires voire dénuées de sens. A l’inverse, il critique le positionnement des environnementalistes non religieux, dont le célèbre Sunderlal Bahaguna qui a mené, en vain, un long mouvement de lutte contre la construction du barrage de Tehri dans les années 90, incluant également des grèves de la faim. Usant d’un vocabulaire passablement agressif, il s’insurge contre la volonté de tels scientifiques et environnementalistes de désacraliser le Gange et considère que la raison principale de leur échec est le fondement « séculaire et socialiste » de leur action… La puissance des intérêts politico-économiques contre lesquels ils ont tenté de se battre n’est en rien évoquée.
La notion du sacré est universelle et dépasse le religieux institutionnalisé.
A l’instar de G.D. Agrawal, les mouvements religieux hindous les plus fondamentalistes tels que la Vishwa Hindu Parishad ainsi que des Gurus et autres saints hommes hindous ont eu tôt fait de récupérer ce combat en le transformant en une « croisade pour la restauration du caractère sacré et de la gloire perdus du Gange » (2). Dépités, de nombreux environnementalistes dénoncent le détournement de la cause écologique par les extrêmistes hindous en vue, notamment, de s’assurer des gains politiques aux élections, en mobilisant le sentiment religieux dont on sait qu’il est particulièrement réactif en Inde. Le pouvoir politique indien n’est évidemment pas étranger à cette confiscation par le religieux de problématiques temporelles, puisqu’il réagit bien souvent plus volontiers favorablement aux campagnes faites au nom de la religion qu’à celles faites au nom des droits fondamentaux de l’homme et de la démocratie.
Je souhaite pour finir réaffirmer que la conservation de l’environnement en Inde, dans lequel s’inscrit et s’épanouit la diversité culturelle du pays, ne doit pas être laissée aux extrêmistes religieux hindous qui y trouvent une nouvelle et fallacieuse source de légitimation auprès des Indiens hindous.
La vie, sous quelque forme qu’elle se présente ou qu’on la considère, est sacrée. Le combat pour la préservation du Gange est bien entendu fort en symboles et reconnaître que le Gange est un fleuve culturellement sacré est important. Pour autant, la sacralité du Gange n’appartient pas en exclusivité à l’hindouisme : non seulement d’autres religions le considèrent comme sacré mais il peut également revêtir ce caractère particulier aux yeux de quiconque est doté d’une certaine sensibilité. Le sacré n’est pas l’apanage de la religion.
Et limiter son engagement à la protection d’une seule et unique rivière au seul nom de sa sacralité c’est oublier les millions d’Indiens et les dizaines de régions menacés par d’autres projets de barrage hydro-électriques dans tout le pays.
dam, protection of natural resources, religion and politics
, India, Gange
Valérie Fernando est partie à Mumbai (Bombay) en Inde au CED, Centre for Education and Documentation, dans le cadre des programmes de mobilité d’Echanges et Partenariats avec comme partenaire Ritimo.
Lire l’article Govt scraps two power projects on Bhagirathi (InfoChange, 1 Avril 2010) sur les évolutions plus récentes de la lutte contre les grands barrages sur le Gange dans l’Himalaya.
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