Les résultats des enquêtes de 2003 et 2006 et les représailles de deux multinationales américaines impliquées
08 / 2003
Notre Centre pour la science et l’environnement (CSE) avait réalisé, en février 2003, une enquête sur les résidus de pesticides présents dans l’eau embouteillée vendue en Inde. Nous avons conclu qu’elle en contenait des taux importants, en toute légalité, tant les normes sanitaires étaient laxistes. Nous n’avions pas l’intention de continuer notre recherche sur d’autres produits. Mais des lecteurs nous ont écrit : ils auraient voulu savoir si ce que nous disions de l’eau embouteillée pouvait s’appliquer aussi aux autres boissons non alcoolisées, qui contiennent évidemment beaucoup d’eau.
Au mois de mai, il paraissait clair que le gouvernement avait une attitude dilatoire et tardait à renforcer les normes sanitaires applicables à l’eau minérale et de source. Notre petit doigt nous disait que les industriels faisaient pression sur les politiques : il y avait là de gros sous en jeu. Dans cette branche, la plupart des opérateurs majeurs disposent de ressources suffisantes pour traiter l’eau, qu’ils vendent plus cher que le lait à des consommateurs consentants. La qualité de l’eau fournie par les municipalités est variable, mais cela n’empêche pas de faire de bonnes affaires, même avec un peu de pesticides. Et tant pis pour les grincheux !
Derrière le marché de l’eau embouteillée (177 millions d’euros), il y a aussi le marché des boissons non alcoolisées qui est bien plus important (environ 1,2 milliard d’euros). Les Indiens consomment chaque année environ 6,6 milliards de bouteilles de ces boissons. Si les autorités décidaient de serrer la vis aux embouteilleurs d’eau, peut-être les fabricants de sodas seraient-ils obligés de déballer du linge sale. Nous hésitions à nous lancer sur ce terrain. Après tout, ces gens-là ont pignon sur rue depuis longtemps, ils ont une bonne image de marque. Il y a là de très grosses entreprises internationales qui font montre de responsabilité, qui exhibent des vertus citoyennes.
Au final, nous avons été bien surpris. Toutes les bouteilles analysées par le laboratoire du CSE contenaient des résidus de pesticide, bien au-delà des limites considérées comme sans danger. Dans les divers produits de PepsiCo, le total des pesticides s’élevait à 0,0180 mg/litre, soit 36 fois plus que la norme européenne (0,0005 mg/l). Les produits de Coca-Cola affichaient un total de 0,0150 mg/l, 30 fois plus que la norme européenne.
Et nous avons été encore plus surpris de découvrir que, pour ce secteur industriel, il n’existait pratiquement pas de réglementation. Le Bureau indien des normes (BIS) avait sans doute produit quelques textes pour l’eau embouteillée, mais pratiquement rien qui vaille pour les fabricants de boissons dites alimentaires. Il existe sans doute une pléthore de services administratifs et de normes, la plupart inutiles, ridicules parfois. Comme textes législatifs et réglementaires, il y a le Food Products Order, le Prevention of Food Adulteration Act de 1954. Les normes fixées par le BIS ne sont pas obligatoires et elles datent de dix ans. A vrai dire, on a laissé ce gros secteur industriel faire ce qu’il voulait. D’ailleurs aucun texte officiel ne dit qu’on doit se préoccuper de la qualité de l’eau, bien que l’eau constitue 90 pour cent des produits. Les taux d’arsenic et de plomb autorisés dans les boissons non alcoolisées sont 50 fois supérieurs à ceux de l’eau de boisson, embouteillée ou pas. Les responsables ignoraient-ils ces chiffres ? Ont-ils eu délibérément un trou de mémoire ? Et il ne faut pas oublier que, dans le cas présent, il ne s’agit pas de petites entreprises qui vivotent en marge des règles officielles. Ce sont deux très grosses sociétés qui dominent le marché mondial dans leur secteur d’activité, qui fabriquent des produits entrant dans notre alimentation, ayant donc un impact direct sur notre santé.
Dans cette affaire, il y a un autre aspect, fort important. Notre enquête sur l’eau embouteillée a provoqué un certain nombre de réactions auxquelles on pouvait bien s’attendre. Les porte-parole de ces sociétés ont déclaré qu’il n’était pas raisonnable de renforcer outre mesure la réglementation sur les pesticides. Ça coûterait trop cher de tout contrôler, et ça ne servirait à rien car les résidus détectables sont si minimes qu’ils ne représentent aucun danger. Venant de gens aussi compétents, voilà des propos bien aventureux. Les pesticides peuvent être nocifs même à faible dose. C’est le cas, par exemple, du chlorpyrifos, un insecticide communément utilisé en Inde. Ces produits toxiques s’accumulent au fil du temps dans le corps. Ces mêmes gens protestent également parce qu’on s’attaquerait uniquement aux embouteilleurs. Du haut de leur savoir, ils affirment qu’il y a bien plus de substances chimiques nocives dans les produits alimentaires. En Inde on ingurgite, de toute évidence, beaucoup plus que les doses de polluants admissibles.
Nous, ce qui nous chagrine, ce n’est pas l’eau minérale ou de source vendue embouteillée ni les boissons sucrées et non alcoolisées. Nous réclamons seulement des règles sanitaires claires pour un usage raisonné des pesticides. Lorsque le sol, la nourriture et l’eau seront gorgés de polluants dangereux, on n’aura plus les moyens de faire le nettoyage. La seule solution à notre disposition c’est d’appliquer le principe de précaution et de définir un cadre réglementaire contraignant pour limiter l’usage des pesticides et chercher des produits de substitution et des méthodes alternatives efficaces. Car, répétons-le, lorsque tout sera empoisonné, nous n’aurons plus les moyens de tout nettoyer. Il n’y a pas d’antidote, même si les industriels et les responsables politiques feignent de penser le contraire.
Les résultats de nos enquêtes ne vont sans doute pas faire plaisir à ces deux entreprises géantes. Pour ma part, l’important c’est d’avoir répondu à la demande de nos lecteurs qui voulaient en savoir plus. On dit que, dans une économie libérale, le consommateur est roi. Alors, que le roi s’exprime et décide de la peine à appliquer.
Représailles
Dans le travail que nous faisons, il faut bien défendre son territoire. Pour l’intérêt général, nous devions poser des questions à des organismes publics et privés. Mais nous n’avions certainement pas prévu la force, la virulence de la contre-attaque. Le sujet de nos préoccupations c’est la contamination par les pesticides et la nécessité d’établir des normes pour la sécurité sanitaire des aliments. Le fait que deux multinationales américaines (Coca-Cola et Pepsi-Cola) soient entrées dans cette affaire est pure coïncidence. Ce n’est pas ce qu’ont pensé leurs responsables.
PepsiCo porte aussitôt plainte pour diffamation, demande au tribunal d’ordonner le retrait des informations publiées sur ce dossier par le CSE dans sa revue et sur son site. Le CSE dénonce cette manœuvre d’intimidation et la qualifie de SLAPP (Poursuite stratégique contre la mobilisation publique), fait remarquer que le plaignant ne devrait avoir aucune objection à ce que le gouvernement fixe des normes appropriées pour la matière première et le produit fini puisqu’il déclare déjà appliquer les normes de l’Union européenne qui sont bien plus strictes que celles de l’OMS. PepsiCo retire sa plainte.
La première attaque a visé notre laboratoire. On a mis en cause l’analyse des données, nos compétences, notre équipement. Quand les choses ont tourné au vinaigre, il y a eu des attaques personnelles. On a dit que nous étions des pions dans un complot fomenté par l’Europe (parce que nous bénéficions de financements d’organismes multilatéraux et bilatéraux) et visant à salir la réputation d’entreprises américaines. Des rumeurs nous sont parvenues selon lesquelles Colin Powell, alors secrétaire d’Etat à la Défense des Etats-Unis, avait appelé le cabinet de notre Premier ministre. Des juristes spécialisés dans le lobbying à Washington auraient pris l’avion pour venir amadouer de hauts responsables ici. Des gens s’agitaient dans des couloirs auxquels nous n’avions pas accès.
Nous sentions la marée se retourner contre nous. Des hommes en gris de l’Intelligence Bureau (services secrets indiens) sont venus nous contrôler. Les autorités nous ont demandé de présenter notre comptabilité, nos sources de financement et les dossiers de chaque membre du personnel pour les vingt dernières années. Il s’agissait de nous faire trébucher. Puis la ministre de la santé, Madame Sushma Swaraj, de l’Alliance démocratique nationale et de la mouvance swadeshi (préférence nationale), a pris fait et cause pour ces multinationales. Nous disons cela non pas à cause de la contre-expertise qu’elle a ordonnée sur nos analyses, non pas à cause de sa déclaration au Parlement à propos de l’étude réalisée par deux laboratoires qui faisaient état de variations entre leurs résultats et les nôtres. Nous disons cela parce qu’elle avait bien pris soin de glisser dans son intervention, à propos des boissons, l’expression « …dans les limites de sécurité ». Autrement dit, il n’y avait rien à voir, et les fabricants avaient carte blanche.
C’est elle aussi qui a fixé le mandat de la Commission parlementaire mixte chargée d’étudier cette affaire de sorte que cela devienne une enquête contre nous. Les quinze parlementaires devaient vérifier si les récentes conclusions de notre Centre pour la science et l’environnement relatives à la présence de résidus de pesticides dans les boissons non alcoolisées étaient vraies ou fausses. Autrement dit, c’est nous qui étions dans le box des accusés, pas les industriels. Cette commission, chargée de nous enterrer, a finalement reconnu le bien-fondé de nos conclusions et de ce que nous réclamions, à savoir l’adoption de normes de sécurité pour l’eau et l’alimentation.
Statu quo
Nous autres, Indiens, sommes passablement désabusés, à juste titre peut-être. Nous pensons qu’on ne fera pas grand chose pour changer les choses, que rien ne va vraiment s’améliorer, que les riches et les puissants échapperont à la sentence. Il y a du vrai là-dedans. Pendant que la Commission parlementaire faisait son travail, les deux géants du coca lançaient une campagne publicitaire massive : du jamais vu dans ce pays. De grandes stars (Aamir Khan, Shahrukh…) ont été embauchées pour nous rassurer : ces boissons sont tout à fait sans danger. Ils se sont moqués de notre enquête, ils ont tourné notre message en ridicule, ils ont dansé et chanté pour ramener le consommateur au coca. C’est leur travail : ils sont payés pour jouer la comédie.
Le fautif dans tout cela c’est le gouvernement qui n’a pas tenu son rôle de grand régulateur. Trois années ont passé depuis la publication de notre enquête. On dit que, après l’accès de faiblesse qui a suivi cette controverse, les affaires reprennent pour les sodas. Et le gouvernement d’aujourd’hui est enclin à pousser à la consommation puisque le budget de cette année a réduit les taxes sur ces boissons : du tout bon pour les deux géants concernés. C’est ainsi ! Ces boissons sont donc de retour dans les foyers indiens, mais rien n’a été fait pour mettre en œuvre les recommandations de la Commission parlementaire. Là nous ne sommes pas d’accord. Où sont passées les normes envisagées, perdues dans quelle commission, bloquées par quels puissants intérêts au sein même du gouvernement ? Une fois de plus, les mesures concrètes ne suivent pas.
Au CSE, on est têtu : l’enquête 2006
Nous sommes ici sur notre terrain, et nous n’allons pas lâcher prise. Ce n’est pas par arrogance ou égoïsme, mais pour une raison simple : nous croyons au caractère démocratique de ce pays. Pendant trois ans, nous avons travaillé dans le cadre du système en place pour débattre, pour formuler des normes en matière de sécurité sanitaire des aliments ; et ça marchait ! Nous avons constaté qu’on ne pouvait douter de l’intégrité de grands scientifiques. Mais nous avons constaté aussi qu’au sein de l’Administration, le processus en cours pouvait être manipulé. Voilà pourquoi nous revenons vers vous avec cette affaire. Voici donc une autre enquête pour que, au-delà des publicités alléchantes, vous puissiez exercer votre libre-arbitre.
Nos motivations sont claires : si les boissons non alcoolisées contiennent un cocktail de pesticides supérieur aux normes fixées, elles sont impropres à la consommation. Les firmes concernées disent : il n’y a pas de normes réglementaires. La raison en est simple : elles ne veulent pas qu’il y ait de normes. Elles disent qu’il y a plus de pesticides dans le lait et sur les légumes que dans leur coca. Mais le lait et les légumes ont une valeur nutritive certaine. Pour le coca ce n’est pas le cas.
Au moment où nous écrivons ce texte, nous ne savons pas d’où viendra la prochaine attaque. Nous savons par expérience qu’ils mettront le paquet. Nous ne savons pas si nous pourrons tenir le coup. Nous sommes cependant persuadés que nos préoccupations trouveront une place grandissante. Elles sont trop importantes pour être évacuées sous la pression de quelques entreprises commerciales, même si elles se classent parmi les plus puissantes. Car il s’agit de notre propre corps, de sa santé.
rules and regulations, nutrition, water pollution, water quality
, India
CSE - Multinationales du coca : David contre Goliath (Notre Terre n°20, décembre 2006)
Traduction en français : Gildas Le Bihan (CRISLA)
CRISLA, Notre Terre n° 20, décembre 2006. Sélection d’articles de Down To Earth, revue indienne écologiste et scientifique, publiée par CSE à New Delhi.
CRISLA (Centre d’Information de Réflexion et de Solidarité avec les Peuples d’Afrique d’Asie et d’Amérique Latine) - 1 avenue de la Marne, 56100 Lorient, FRANCE - Tel : 08 70 22 89 64 - Tel/Fax : 02 97 64 64 32 - France - www.crisla.org - crisla (@) ritimo.org
CSE (Centre for Science and Environment) - 41, Tughlakabad Institutional Area, New Delhi, 110062 - INDIA - Tel. : (+91) (011) 29955124 - India - www.cseindia.org - cse (@) cseindia.org