Entretien avec Rajagopal P.V., président du mouvement indien Ekta Parishad
12 / 2007
Traduction et transcription de Loïc Gérard d’une interview qui a eu lieu en septembre 2005. Réécrit par Sarah Dindo
Pouvez-vous présenter votre mouvement ?
Ekta Parishad est un mouvement social non-violent né à la fin des années 80’ et aujourd’hui présent dans huit Etats indiens (sur 22) où les paysans et tribaux sans terre sont 3,5 millions. Le mouvement compte 150 000 adhérents et il s’appuie sur 400 animateurs sociaux, actifs dans 4 000 villages. Notre objectif n’est pas de prendre le pouvoir, mais de permettre aux plus démunis d’avoir toute leur place dans la démocratie indienne et dans les instances de décision, notamment celles relatives au contrôle des ressources vitales telles que l’eau, la forêt et la terre.
Quels sont vos modes d’action ?
Ils sont exclusivement non violents et reposent sur des mobilisations de masse démontrant une motivation extrême des acteurs : occupations de terres pour créer des communautés villageoises « Ekta Parishad », rassemblements avec prises de position, marches de protestation. Ces marches de plusieurs jours appelées padhyatras ont des retombées. Ainsi, au mois de mai 2005, sous une chaleur de 47°C, nous avons fait 340 km dans l’Etat du Chattisgarh et à la fin de la marche, nous étions 3 000. Un représentant de l’Etat est alors venu nous annoncer qu’il fallait avancer sur ce problème et une nouvelle commission chargée de la question agraire a été créée. De telles commissions existent désormais dans trois Etats. Elles se situent à l’échelle nationale – le ministre est présent et je représente Ekta Parishad – mais aussi aux échelles régionale et départementale. Elles sont chargées de la redistribution de terres. Au cours des 15 dernières années, nos luttes ont permis de faire connaître nos revendications et de nous imposer comme interlocuteurs des pouvoirs publics. Notre méthode est la suivante : d’un côté, nous discutons autour d’une table et de l’autre, nous organisons ces manifestations non-violentes pour faire pression.
Comment êtes-vous organisés ?
Nous avons deux structures qui se préoccupent de la question foncière. « People’s commission on Land » se charge de dresser un état des lieux que le gouvernement ne semble pas capable de faire. Nous allons de village en village pour établir un inventaire de toutes les situations où les droits des plus démunis sont bafoués. Nous avons le projet de créer un site sur lequel nous mettrons en ligne 10 à 20 000 exemples que nous avons recensés. « Land and Women » est notre organisation de femmes. En Inde, les femmes ne sont pas reconnues comme propriétaires mais uniquement comme travailleuses. Nous revendiquons que les terres redistribuées ne le soient pas au seul nom de l’homme dans un couple, mais aussi au nom de la femme. Nous participons aussi au « National Campaign Commitee on Land », qui regroupe toutes les organisations du pays qui se mobilisent sur l’accès à la terre. Actuellement, notre principale mobilisation porte sur un projet de loi relatif au déplacement des aborigènes tribaux. Nous faisons face au lobby « pro tigres » exercé par certains défenseurs de l’environnement, pour lesquels il vaut mieux installer des parcs naturels dans des forêts où vivent les tigres et favoriser ainsi un certain tourisme que préserver la vie des tribaux sur leurs terres ancestrales. Nous avons porté cette affaire devant la Cour Suprême de l’Inde. Une autre plainte a été déposée concernant la politique d’industrialisation du gouvernement du Chattisgarh. Nous montrons combien de personnes sont déplacées au nom de cette politique, combien de terres agricoles ont été perdues, combien ont été polluées, quelles rivières ont été détournées… Nous savons que notre chance de gagner est infime. Le système administratif, politique et judiciaire n’est pas favorable aux pauvres, pas plus en Inde qu’ailleurs ! Les juges pensent que le tourisme est plus important que les tribaux, l’industrialisation plus importante que l’agriculture. Il y a quelques mois, nous avons néanmoins remporté un succès intéressant. Après avoir corrompu l’administration, une bande organisée « déforestait » pour vendre le bois. Dans ce cas, la Cour a pensé à ce qui se passerait si toute la forêt disparaissait et 130 fonctionnaires ont été punis. Comme cela concernait l’environnement, la justice a été de notre côté. Nous devons nous appuyer sur cet intérêt actuel pour les problèmes d’environnement, sur le fait que les forêts sont considérées comme des puits de carbone.
Quelles sont vos revendications en ce qui concerne l’accès à la terre ?
Nous demandons en premier lieu à l’Etat de rendre public le chiffre des hectares disponibles pour la redistribution. Leurs représentants disent toujours qu’il n’y a pas de terres. Mais quand des multinationales cherchent à s’implanter en Inde où l’eau, l’électricité et le travail sont très bon marché, ils trouvent toujours des terres, qui plus est de bonne qualité. Nous demandons que les terres non exploitées soient redistribuées. En Inde, une loi indique que la superficie maximale que peut posséder une famille est de 8 hectares (20 acres) si c’est une terre irriguée, le double pour une terre non irriguée. Mais dans les faits, certains entrepreneurs arrivent à posséder jusqu’à 80 à 120 ha, car c’est devenu un moyen de payer moins d’impôts. L’agriculture n’étant pas taxée comme le sont les entreprises, cela permet à certains de recycler leurs profits financiers en achetant des terres et/ou en investissant dans l’agriculture. Nous demandons donc que les revenus de l’agriculture soient taxés autant que ceux de l’industrie.
Nous prétendons également que personne ne peut raisonnablement cultiver plus de 2 hectares (5 acres). La terre ne doit pas être utilisée pour le marché, mais pour la nourriture. Avec 2 hectares de bonne terre, une famille entière peut vivre en Inde, avoir du travail et suffisamment de nourriture. Nous proposons donc de réduire la surface maximum dont peut disposer une famille et alors il y aura suffisamment de terres pour tous. Nous ne cherchons pas à promouvoir un mode de propriété particulier : privé ou collectif. Si vous venez nous rendre visite dans l’Inde rurale, vous verrez des « villages Ekta Parishad » où des personnes occupent des terres, cultivent ensemble et construisent des écoles. Ce sont de véritables communautés de développement. Dans d’autres villages, il n’y a que deux personnes qui revendiquent l’accès à la terre, il n’existe pas de véritable communauté d’intérêt. Ceci nous amène à considérer que le choix du mode de propriété doit être fait par les personnes elles-mêmes. En revanche, nous cherchons à promouvoir une agriculture biologique respectueuse des sols.
Selon vous, quelles sont les conditions à mettre en oeuvre pour qu’une réforme agraire réussisse ?
Une réforme agraire réussie suppose que la terre soit distribuée à ceux qui en ont besoin, qu’elle soit entretenue et dégage des ressources. La réforme agraire reste donc à faire en Inde. Elle seule permettra de s’attaquer vraiment à la pauvreté. En plus de redistribuer les terres, il faudra créer localement les conditions qui permettent à chacun de produire pour vivre là où il se trouve. Pour cela, il faut mettre en place des systèmes comme des banques de semences : quand vous avez des difficultés, vous empruntez des graines, quand vous produisez des surplus, vous en donnez. Mais dans une région, les récoltes seront bonnes et les banques bien achalandées et ailleurs pas du tout. Cela pose le problème de la redistribution dans un pays aussi vaste que l’Inde. La solution passe par la décentralisation, par un pouvoir politique donné aux populations. Ces deux conditions sont totalement en accord avec la philosophie de Gandhi qui disait que le modèle politique et économique doit être proposé par la base. La détermination d’Ekta Parishad pour faire avancer ses revendications est considérable et cela n’est pas sans inquiéter le gouvernement indien, qui s’est engagé dans une phase de dialogue avec nous. Nous espérons que l’évènement baptisé « Janadesh » qu’Ekta Parishad organise pour 2007 sera déterminant.
Qu’est-ce que ce projet de « Janadesh » ?
A cause des grands propriétaires qui font pression de leur côté, du pouvoir économique qui ne voit pas toujours d’un bon oeil nos initiatives, le gouvernement ne fera pas de distribution massive de terres sans une pression considérable exercée sur lui. C’est pourquoi nous avons eu l’idée de créer la première marche sociale mondiale. A partir du 2 octobre 2007, date de naissance du Mahatma Gandhi, 25 000 personnes vont marcher sur la route principale qui relie Gwalior à Delhi, la bloquant complètement pendant la journée. 350 km seront parcourus en 20 jours. Nous espérons être 100 000 à notre arrivée à la capitale et être capables d’y rester un mois. Nous sommes animés de la même volonté que Gandhi qui a réalisé de tels évènements « do or die » pour conduire à la fin de la colonisation anglaise. Nous voulons montrer les changements considérables de politique sociale, économique, éducative, auxquels nous aspirons au profit des plus démunis. Dans notre esprit, ce changement ne concerne pas que l’Inde. Dans un monde globalisé, chacun a besoin de luttes exemplaires contre les processus qui conduisent à la prise en main du marché de l’eau, de la terre et de toutes les ressources au profit de quelques-uns, en rendant les autres toujours plus pauvres.
Qu’attendez-vous des ONG européennes que vous êtes venu rencontrer ?
La situation agraire en Inde est difficile à comprendre pour les Européens. Cela tient au fait qu’une grande propriété indienne de 10 à 20 ha, cela ne paraît pas considérable comparé aux 50 à plus de 100 ha de superficie moyenne des propriétés agricoles d’Europe occidentale. Autre difficulté : en Europe, seulement 2 à 3 % des habitants cultivent la terre alors que chez nous, ils sont plus de 80 %. Quand nous revendiquons 2 ha par famille, cela semble décalé pour un Européen. Par ailleurs, il est beaucoup plus facile de trouver des ONG prêtes à aider des actions contre le travail des enfants ou pour des projets de « développement ». Dès que l’engagement devient politique, dans le cadre d’une véritable lutte pour le droit à la terre, les ONG européennes sont beaucoup plus timorées. Nous sollicitons par exemple un soutien sous forme de courriers envoyés aux ministres comme le fait Réseau Solidarité. Suite à la réception de quelques milliers de lettres, le Premier ministre du Madhya Pradesh m’a dit : « Comment puis-je répondre à toutes ces lettres, pourquoi faites-vous écrire tous ces gens ? Dites-moi ce que vous voulez vraiment » ! J’attends aussi qu’elles continuent à interpeller les organisations internationales quand leur politique affecte les populations défavorisées, comme dans le cas de la Banque Mondiale, qui soutient des programmes de parcs naturels « à tigres ».
Le rôle joué par ces institutions internationales est-il uniquement négatif ?
Lors de mon dernier séjour à Londres, j’ai rencontré le responsable des droits économiques, sociaux et culturels à l’ONU. Il pensait que le gouvernement indien faisait pour le mieux et que beaucoup de gouvernements africains pourraient s’inspirer de ce qui se passe en Inde. Beaucoup d’Occidentaux sont impressionnés par le fait que nous ayons des élections, un fort taux de croissance économique, un Premier ministre qui a auparavant travaillé à la Banque Mondiale, une bonne commission de planification, une administration organisée… C’est merveilleux ! Seulement l’Inde compte 50 à 60 % de sa population sous le seuil de pauvreté et le processus de globalisation en cours risque de rendre ces personnes encore plus pauvres car la terre, l’eau et les forêts ne leur seront plus accessibles. Mais ce problème majeur n’est plus perçu comme prioritaire par les grandes institutions internationales.
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, India
Accès à la terre : voyage au centre des impasses de la mondialisation
Pour en savoir plus :
Ekta Parishad Inde (en anglais) : www.ektaparishad.org
Ekta Parishad Europe (en anglais, français, allemand) : www.ektaparishad.org/europe
CRIDEV, Frères des Hommes, PEKEA. Accorder l’accès à la terre. Septembre 2007. 126 p.
Ce texte est extrait du CD-Rom qui accompagne cet ouvrage.
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