Au nom du développement économique, la répression se poursuit malgré la fin de la dictature
2006
Des terres spoliées non restituées, des paysans violemment réprimés, des prisonniers torturés… Telle est la situation de l’Indonésie après trente ans de dictature et vingt ans de démocratie formelle. Le 20 mai 1998, le général Suharto abandonne le pouvoir et le régime de l’Ordre Nouveau (1965-1998) laisse place à celui de la Reformasi. Les libertés politiques sont rétablies et le système électoral est progressivement réformé de façon à renforcer le pouvoir du Parlement et à limiter le pouvoir des militaires. Pour les paysans, la chute du dictateur apporte une bouffée d’espoir.
Dès l’arrivée au pouvoir de Suharto en octobre 1965, les grands propriétaires avaient en effet profité de la répression contre les communistes pour décapiter le mouvement paysan. Ils avaient fait alliance avec les militaires et les mouvements religieux pour reprendre les terres qui avaient été redistribuées pendant la réforme agraire de 1960 (1). En quelques mois, entre 200 000 et un million de personnes avaient été assassinées et près de 1,5 million arrêtées et emprisonnées. Les organisations communistes et paysannes sont interdites au profit d’un seul organe contrôlé par le gouvernement. Toute résistance ou tentative de protestation est violemment réprimée et les conflits qui secouent les campagnes sont occultés par une presse minutieusement contrôlée par le pouvoir politique.
Trente ans plus tard, la Reformasi permet aux paysans de retrouver ces libertés politiques. La liberté syndicale est rétablie, permettant le développement rapide de mouvements paysans d’ampleur nationale. De nombreux leaders paysans sortent de prison et des manifestations paysannes rassemblant plusieurs milliers de personnes sont organisées. La presse fait enfin état des nombreux conflits agraires qui éclatent d’un bout à l’autre de l’archipel.
Le renouveau des luttes paysannes
La violence subie pendant la période Suharto avait amené les paysans à adopter des stratégies de « résistance quotidienne », basées sur des actes anonymes nécessitant peu de coordination collective. En 1998, le renouveau du mouvement pour la terre prend appui à la fois sur le retour des libertés politiques et une grave crise économique apparue en août 1997. Pour fuir la famine qui menace les villes, de nombreux Indonésiens retournent dans leur village d’origine pour tenter d’y gagner de quoi survivre. Ce retour à la terre d’urbains appauvris aiguise la pression sur les ressources agraires. De plus, les personnes qui ont fait l’expérience de la vie dans les grandes agglomérations y ont souvent appris à surmonter le sentiment d’infériorité face aux puissants ; ils deviennent les leaders naturels des mouvements paysans naissants.
Sous Suharto, les luttes paysannes étaient essentiellement des actes de résistance face aux tentatives d’éviction menées par le gouvernement et les investisseurs. L’Etat chassait les paysans de leurs terres au profit de secteurs d’activité porteurs de croissance et de devises. L’ONG Consortium pour la Réforme Agraire (KPA) comptabilise 1 753 conflits agraires de 1970 à 2000, portant sur plus de dix millions d’hectares de terres. 47 % de ces conflits opposent les paysans à des entreprises privées, contre 53 % à l’Etat ou à des entreprises publiques. Les expulsions étaient généralement réalisées avec l’aide des forces armées et/ou de la police, soutenues par les hommes de main des entreprises.
Avec la Reformasi, les luttes paysannes n’ont plus pour seul but de résister à l’agression, mais visent à reprendre les terres et à réformer la politique agraire. Au niveau local, les communautés rurales occupent les terres volées sous l’Ordre Nouveau pour les cultiver ou pour obtenir une juste compensation en contrepartie de l’expropriation. Aux niveaux régional et national, elles structurent leurs luttes pour réclamer l’application de la réforme agraire et des procédures de règlements des conflits plus favorables aux cultivateurs. D’une résistance sporadique et locale, la transition démocratique a permis de faire naître des mouvements paysans puissants et organisés.
Une réforme agraire avortée
Totalement occultée sous l’Ordre Nouveau, la question agraire revient sur le devant de la scène politique à partir de 1998. Les publications sur la politique agraire se multiplient, des personnalités se prononcent en faveur d’une redistribution des terres. De fait, la situation est critique pour une grande partie des paysans : en 1993, 43 % des paysans indonésiens possèdent moins de 0,1 hectares de terre et 70 % moins d’un demi hectare. Le nombre de paysans sans terre a augmenté régulièrement depuis l’indépendance : en 2006, il y aurait près de 22 millions de foyers sans terre dans l’archipel.
Ce n’est qu’en 2001, après une campagne intense menée par les ONG et les mouvements paysans, que le parlement indonésien accepte de se pencher sur la question. Le 9 novembre 2001, une loi sur la réforme agraire et la gestion des ressources naturelles est adoptée, mais elle reçoit un accueil mitigé. Elle reste en effet très vague sur les modalités de mise en œuvre de la réforme, omettant de définir les moyens concrets de la redistribution des terres. Depuis, malgré quelques décrets présidentiels, le processus est bloqué. Bien que plus de la moitié des électeurs soient des ruraux, les partis politiques et les gouvernements successifs s’intéressent peu à la question agraire : ils considèrent que la priorité doit être donnée à l’industrialisation du pays et que rien ne doit venir entraver l’arrivée de capitaux étrangers. Ils sont également contraints par les bailleurs de fonds internationaux, le FMI, la Banque Mondiale et les grands pays créditeurs, qui souhaitent voir l’Indonésie maintenir une politique essentiellement basée sur l’exportation de ses riches ressources naturelles et sur l’attraction de capitaux extérieurs. Or, l’application de la réforme agraire mettrait un frein évident aux investissements étrangers dans les secteurs de l’agriculture d’exportation, de l’exploitation du bois et du tourisme, minant ainsi les recettes en devises et donc la capacité de remboursement de la dette de l’Indonésie.
Après un sursaut favorable aux mouvements paysans, la situation a donc à nouveau tendance à se dégrader. Le processus de démocratisation n’a pas entraîné la mise en place d’une réforme agraire, ni même la restitution des terres prises aux paysans durant l’Ordre Nouveau. Même l’idée de mettre en place une commission d’arbitrage des conflits agraires a été rejetée. Dès lors, les conflits agraires continuent à se traiter dans la violence. D’un côté la pression sur la terre ne cesse d’augmenter du fait de la croissance démographique, de l’urbanisation et du développement de secteurs économiques gourmands en terres comme l’agriculture d’exportation et le tourisme. De l’autre, les paysans indonésiens ne disposent pas de « voie de sortie » qui pourrait permettre une transition « douce » vers d’autres secteurs d’activité : les grandes plantations ont besoin de très peu de main d’oeuvre, l’emploi industriel reste limité et souffre durement de la concurrence de pays où la main d’œuvre est encore moins chère. Enfin, les emplois de services, souvent dans le secteur informel, offrent peu de sécurité et demandent une capacité d’investissement que la plupart des familles n’ont pas. Le conflit qui à Lombok oppose plusieurs communautés rurales à la construction d’un aéroport international illustre cette contradiction : l’aéroport servira certainement à attirer plus de touristes et à développer l’économie locale, mais pour les familles expropriées de leurs terres, il signifie la perte de leur seule source de revenu, avec peu d’espoir de trouver un emploi dans le nouveau complexe touristique.
Les paysans n’en ont pas fini avec l’armée
Loin d’être abandonnée, la répression continue à être utilisée par l’Etat et les milieux d’affaires pour chasser les paysans de leurs terres. Dans environ 30 % des conflits agraires, les militaires sont impliqués. Ils interviennent soit pour spolier les terres paysannes à leur propre compte, soit pour soutenir l’implantation d’une entreprise, publique ou privée. Leurs méthodes comprennent l’intimidation, la stigmatisation, l’emprisonnement des leaders, la torture, l’incendie de maisons, le passage à tabac, les tirs sur la foule, les enlèvements, le viol et l’assassinat. Dès 2001, l’armée a profité du climat de peur que créent les attentats islamistes pour regagner en influence. En 2004, un ancien général de l’armée indonésienne, Susilo Bambang Yudhoyono, a été élu à la présidence.
Après une courte période d’hésitation, la répression contre les communautés rurales et indigènes reprend son court. Entre juillet 1998 et février 2002, 12 paysans sont tués dans des conflits agraires, 134 sont touchés par balles, 936 sont emprisonnés, 284 maisons sont détruites et plus de 300 000 hectares de terres cultivées par les paysans sont ravagés. A partir de 1998, les exactions les plus graves ne sont plus perpétrées par les militaires, mais par les milices privées et les hommes de main employés par les milieux d’affaires. La police n’intervient qu’a posteriori… pour arrêter les leaders paysans.
La criminalisation des mouvements paysans
Les communautés rurales font très rarement appel à la justice (7,6 % des conflits agraires traités devant les tribunaux). De fait, malgré l’aide de groupements d’aide juridique, rares sont les procès gagnés par les communautés rurales contre l’Etat ou les entreprises privées. Le système judiciaire reste gangrené par la corruption et le clientélisme, ce qui explique que les élites échappent systématiquement à la condamnation. De façon générale, le droit est perçu par beaucoup de paysans comme adaptable en fonction de l’intérêt des puissants. Les entreprises et l’Etat portent souvent plainte contre les paysans qui occupent les terres ou qui viennent glaner sur leurs anciens territoires. Ainsi, on dénombre plusieurs procès à l’issue desquels des villageois ont écopé de peines de prison pour vol de bois. Outre cette criminalisation des mouvements paysans, les cas de torture et de maltraitance perdurent, l’accès à un avocat est souvent refusé aux détenus et aucun soin médical ne leur est apporté. A la différence de la période dictatoriale, l’idée de droits de l’homme a néanmoins acquis une importance dans le pays et l’Indonésie a signé la Convention des Nations Unies contre la Torture dès 1998. Depuis, les communautés rurales font de plus en plus souvent appel à la Commission Nationale des Droits de l’Homme (KomNas HAM) pour venir enquêter sur les exactions dont ils sont victimes. Si elle permet de mieux médiatiser certains conflits particulièrement violents, elle n’a cependant aucun pouvoir de contrainte et ses recommandations auprès du gouvernement restent souvent lettre morte. La démocratie a ainsi apporté le droit d’expression, mais ne répond nullement à l’attente de réparation qu’en espéraient les communautés rurales.
La stigmatisation des paysans
La forte couverture médiatique des conflits agraires et les recherches effectuées par de nombreux journalistes sur leurs causes ont permis aux communautés rurales de gagner l’assentiment d’une majorité de la population indonésienne, désormais favorable aux actions demandant la restitution des terres. L’attirail idéologique utilisé par l’Etat pour justifier sa « fermeté » vis-à-vis des actions d’occupation a donc du être révisé : aujourd’hui, l’Etat indonésien dépeint ceux qui réclament la terre comme de pauvres gens incultes, ignorants des réalités économiques.
Le programme mondial de « Révolution verte », auquel l’Indonésie a également fortement contribué à dévaloriser les savoirs paysans. Selon l’idéologie de la Révolution verte, toutes les terres appartenant aux paysans et aux peuples indigènes devaient être utilisées pour garantir la sécurité alimentaire de la nation. Tout a été fait pour augmenter la production agricole en intensifiant l’agriculture et en augmentant l’usage d’engrais, de pesticides et de semences hybrides. Ce programme a détruit la vie sociale dans les campagnes et augmenté la dépendance du pays à l’égard de certains groupes de personnes ou de sociétés transnationales. Les paysans qui refusaient d’abandonner leurs techniques de production traditionnelles, qui bien que moins productives assuraient une grande sécurité dans la production, ont été violemment réprimés.
C’est donc à présent un enjeu important que de redonner la parole aux paysans et de la faire reconnaître, de façon à reconstruire une identité forte, une fierté professionnelle et culturelle. C’est à cette condition que les communautés rurales trouveront la force de lutter pour leurs droits.
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, Indonesia
Accès à la terre : voyage au centre des impasses de la mondialisation
Morgan Ody est animatrice de Via Campesina pour l’Europe.
CRIDEV, Frères des Hommes, PEKEA. Accorder l’accès à la terre. Septembre 2007. 126 p.
Cet article est extrait du CD-Rom qui accompagne l’ouvrage ci-dessus.