Régler les problèmes environnementaux grâce à une pratique démocratique au niveau mondial
1996
Il y a quinze jours, les Français organisaient une méga-réunion (plus de 400 personnes) non pas pour discuter de « Liberté, Egalité, Fraternité » mais de « Démocratie, Gouvernance et développement durable ». Alain Lipietz, l’idéologue des Verts en matière économique, fit remarquer que cette conférence devait, dans un premier temps, avoir un titre plutôt provocateur : « La démocratie est-elle capable de gérer le long terme ». L’idée étant que les élus ne prendront jamais de décisions capables de faire évoluer les modes de vie actuels marqués par la soif de consommer car ils auraient peur de se faire battre par ceux qui promettent un paradis rempli de biens de consommation.
Les intérêts de la démocratie et ceux des mouvements « environnementaux » seraient donc antinomiques. Les institutions scientifiques qui organisaient la réunion ont finalement choisi le titre suivant : « Environnement, Gouvernabilité et Démocratie pour le long terme - Perspectives de l’environnement pour le XXIème siècle ». Les intellectuels français n’ont pas peur des grandes phrases !
Malgré tout, le débat a été intéressant et curieusement on s’est trouvé largement d’accord sur l’importance de la démocratie. Par exemple, j’ai fait remarquer que si la démocratie peut être un problème, c’est quand même la seule solution que nous ayons. Quant au développement durable, ce n’est pas un problème technique mais l’aboutissement d’un processus socio-politique qui incite à profiter des erreurs du passé et qui force les décideurs à prendre une autre direction en cours de route. Malheureusement beaucoup d’écologistes et d’experts de la Banque mondiale ont réduit le développement durable à des problèmes techniques : réfrigérateurs sans CFC, agriculture biologique, énergie solaire. Parce que dans ces domaines il est facile de fournir des conseils et de vendre des techniques.
Prenons l’exemple de la Révolution Verte. Dans les années 1960, alors qu’elle souffrait d’une grave sécheresse, l’Inde prit conscience qu’elle négligeait son agriculture. Immédiatement on lança une politique visant à accroître la production. On encouragea l’utilisation de variétés à haut rendement stimulées par des engrais chimiques. Et on fut récompensé de sa peine : grâce à la Révolution Verte, on put nourrir une multitude de gens.
L’Inde se suffisait à elle-même, et sans cela elle n’aurait pas pu s’opposer, sur la question des réfugiés du Pakistan oriental, au grand fournisseur d’aide alimentaire de l’époque, à savoir les Etats-Unis. Et le Bangladesh n’aurait pas été créé. Mais bientôt la démocratie indienne allait constater qu’en augmentant la production alimentaire, on pouvait remplir des entrepôts sans pour autant remplir l’estomac des pauvres. Au cours de la sécheresse qui sévit à nouveau au début des années 1970, on mit en oeuvre des programmes de soutien à l’emploi pour permettre aux pauvres parmi les pauvres d’avoir quelques sous pour survivre. Depuis la sécheresse a encore frappé le pays mais les Indiens n’ont pas connu la famine.
Par contre, ils n’ont pas encore pris conscience des répercussions de la Révolution Verte sur le plan de la santé et de l’environnement. Elle cause beaucoup de dégâts dans l’environnement, sans qu’on cherche à promouvoir une agriculture à la fois productive et respectueuse de la nature. Sur ce point la démocratie indienne n’a pas joué son rôle : l’Etat, dont dépendaient les agronomes et les médecins, a toujours refusé d’admettre les dangers que pouvait comporter l’usage des engrais pour le maintien de la fertilité des sols et le caractère nocif des pesticides sur la santé humaine. Maintenus dans l’ignorance de ces choses, en particulier par la bureaucratie et les institutions publiques qui sont largement dépourvues d’esprit démocratique, les gens n’ont même pas tenté de résoudre ces problèmes.
Pour que les gens soient capables d’apprendre et de rectifier leurs façons de procéder, il est essentiel que la pratique démocratique ne se limite pas à élire les hommes politiques qui vont diriger le pays. On doit aussi encourager le débat et la réflexion en diffusant librement l’information, en laissant les gens s’exprimer sans crainte et s’organiser pour une action citoyenne. Il faudra aller plus loin et des pratiques démocratiques devront s’instaurer du sommet de l’Etat jusqu’au ras des pâturages. Sur ce plan aussi l’Inde a échoué, et c’est pourquoi l’herbe est aujourd’hui si maigre dans ces pâturages.
Parlons également des forêts. Il faut à la fois les exploiter et les conserver. Cela est vrai aussi bien du point de vue de l’économie du pays en général que pour la vie des populations démunies qui habitent à leur périphérie ou à l’intérieur. Il ne faut pas croire qu’au ministère de l’environnement, le ministre ou le bureaucrate va prendre fait et cause pour ces gens. Souvenons-nous du mouvement Chipko, au début des années 1970. C’est là que nous avons compris combien il importe que les décisions soient prises à l’échelon local.
L’Inde a connu des succès parce qu’elle est une démocratie. Elle a aussi enregistré des échecs retentissants parce qu’elle n’est pas assez démocratique. Son système bureaucratique, créé par l’ancien pouvoir colonial, reste en place avec un esprit aussi colonial qu’auparavant. Il imprègne si fortement les élites du pays qu’ils ne se rendent même pas compte des problèmes réels. Il faudrait passer à la moulinette l’Administration indienne, incompétente et apathique, la direction des forêts, les bureaucrates qui s’occupent de l’eau et d’autres choses, pour en faire du compost. Sinon le noyau dur des politiciens et des fonctionnaires ne bougera pas, et l’Inde restera immobile sur ses fondations. Notre tâche est donc de faire naître dans la société des organisations de base dans un esprit participatif et démocratique.
Beaucoup de problèmes environnementaux communs apparaissent et se perpétuent tout simplement parce que la pratique démocratique n’existe pas au niveau mondial. Les Etats-Unis, l’Inde et bien d’autres pays sont sans doute des démocraties électives au niveau national. Mais les débats portant sur les questions d’environnement (réchauffement climatique…) ont lieu dans le cadre d’assemblées peu structurées fréquentées par des délégations gouvernementales.
Si un Indien, un Bangladeshi, un Maldivien disparaît à cause de l’élévation du niveau des mers, est-ce que cela affectera vraiment le gouvernement des Etats-Unis ? Dans ces négociations qui ne sont pas sans conséquences économiques pour les Américains, ceux-ci voudront des contre-parties et n’accepteront pas le coût élevé des conséquences de ce phénomène sur les populations côtières démunies de pays marginalisés.
S’il y avait des structures démocratiques au niveau mondial, les gens du Bangladesh auraient le droit d’empêcher les citoyens américains de profiter de la terre entière au point que l’existence même du Bangladesh est menacée. Toutes ces parlottes à propos de « la Terre, notre mère à tous » resteront sacrément creuses tant qu’un droit démocratique de cette nature (et ayant force de loi) ne sera pas reconnu. Pour garantir le long terme, il faut absolument renforcer toujours plus la pratique démocratique au niveau national et la renouveler au plan local et au plan mondial.
democracy, environment, sustainable development
Texte traduit en français par Gildas Le Bihan et publié dans la revue Down To Earth/digest français, 1996
Texte d’origine en anglais publié dans la revue Down To Earth : AGARWAL Anil, Editor’s page. Down To Earth vol. 5 n°10, Center for Science and Environment, 15 octobre 1996 (INDE), p. 4
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