Inventer des nouvelles technologies et de nouveaux mécanismes de financement pour les pays du Sud
10 / 2005
Fournir de l’énergie aux pauvres, ce n’est peut-être pas l’idéal pour les businessmen. Prenons l’exemple de l’électricité. Construire les réseaux de distribution et raccorder les gens aux grandes centrales fonctionnant au combustible fossile (pétrole, charbon, gaz naturel), cela exige d’énormes investissements. Et l’on dit que les pauvres ne font pas de bons clients, que beaucoup n’ont d’ailleurs pas de quoi payer les factures. Pourtant, en y regardant de près, certains se sont aperçus que les pauvres dépensent souvent plus pour leurs besoins énergétiques que les gens qui bénéficient du courant électrique fourni par les centrales.
En Inde, depuis le début du processus de libéralisation, le développement de l’accès aux réseaux n’est plus un objectif prioritaire. Tout comme l’investisseur, la Banque mondiale, qui est un des principaux propagateurs des réformes en cours, cherche avant tout à sécuriser l’investissement plutôt qu’à multiplier les raccordements. Elle a posé ses conditions : privatisation, suppression des subventions, rationalisation des tarifs, mise en place de commissions pour superviser la distribution de l’énergie électrique. Il s’agit là d’une tendance mondiale : les pouvoirs publics se retirent du jeu au profit de fournisseurs privés dont le cahier des charges ne privilégie sans doute pas les aspects sociaux. La multiplication des raccordements perd donc de son importance.
Fournir de l’énergie aux pauvres est devenu une affaire encore plus compliquée depuis qu’on a pris conscience que l’énergie fossile, le principal carburant du développement à l’échelle mondiale, est aussi responsable du réchauffement climatique. Les pays en développement ont tout d’un coup compris que s’ils utilisaient du combustible fossile pour produire l’énergie dont ils auront de plus en plus besoin (car ce combustible reste, grâce aux énormes investissements et subventions dont il bénéficie, la source d’énergie la moins chère), cela entraînera forcément une aggravation des émissions de gaz à effet de serre.
Les populations les plus démunies et les plus vulnérables sont face à un dilemme bien difficile : ils ont besoin de sources d’énergie, de développement et ils doivent lutter contre le changement climatique qui pourrait provoquer chez eux des pertes de vies humaines et faire disparaître leurs faibles moyens d’existence. Ils risquent de pâtir d’une situation qu’ils n’ont pas eux-mêmes provoquée. La terre ne peut pas indéfiniment absorber les gaz à effet de serre produits par les carburants fossiles. Les pays industrialisés ont déjà saturé l’atmosphère. Il est donc impossible que les pays en développement puissent profiter de la même croissance industrielle que les pays du Nord, laquelle a été alimentée sans mesure par l’énergie fossile. Sans tarder, ils vont devoir s’imposer une révision sérieuse de leurs technologies qui restent fondées sur les énergies classiques.
Nous sommes là au cœur du problème. Et cela devrait être la principale préoccupation de la Convention cadre des Nations unies sur le changement climatique (1992). Malheureusement, les négociations ont été complètement dénaturées par les préoccupations essentiellement économiques des pays riches. Les thèmes à consonance sociale, l’énergie durable par exemple, ont été laissés à des forums (Commission du développement durable…) dont les conclusions n’ont pas force de loi et où les débats complexes sur les systèmes énergétiques mondiaux ne dépasseront sans doute pas le stade de la vaine parlote. Actuellement, les préoccupations écologiques (pour lutter contre le changement climatique et minimiser ses conséquences) ont apparemment complètement disparu de l’horizon.
Après les événements du 11 septembre et de l’Irak, les pays occidentaux vont peut-être se préoccuper davantage de changement climatique et de sécurité énergétique, ce qui pourrait les pousser à investir dans des technologies de production de l’énergie décentralisées. On semble percevoir un certain intérêt pour les énergies renouvelables et plusieurs gouvernements ont même annoncé des objectifs à atteindre. C’est le cas du Royaume-Uni où l’on dit que les énergies renouvelables devraient représenter 10 pour cent du marché à l’horizon 2010. Cet objectif ne sera probablement pas atteint car, comme l’a fait remarquer une commission ad hoc de la Chambre des Communes, les programmes de recherche et de développement de même que les incitations du marché restent trop faibles pour favoriser de nouvelles technologies. Il faudrait bien plus pour stimuler la recherche et rendre les énergies renouvelables commercialement viables. On observe cependant des signes encourageants.
Mais pour mettre les nouvelles technologies des énergies renouvelables à la disposition des plus démunis, ce sera une autre paire de manches. Il faudra dépasser les intérêts nationaux et regarder plus loin que les objectifs de profit immédiat des firmes concernées, tenir compte des besoins des pauvres. Ce dernier souhait paraît bien ridicule dans le climat politique actuel. En ces temps difficiles qui ne prêtent guère à l’optimisme, il est malgré tout indispensable de garder à l’esprit ce qui pourrait être.
Tout d’abord, les gouvernements devront modifier radicalement leurs politiques énergétiques et subventionner les énergies renouvelables (comme cela s’est fait et se fait encore pour l’énergie fossile) afin que leur prix devienne abordable. On diminuera les subventions aux combustibles fossiles et on leur appliquera des taxes pour tenir compte de leur effet nocif sur l’environnement et sur la santé. Il faudra en même temps investir encore plus dans la recherche et le développement. Avant que ces grands changements ne s’effectuent, les pays industrialisés devront forcément réduire leur « consommation » de l’atmosphère terrestre (qui est un bien commun universel) afin que les pays en développement puissent aussi prendre leur place au soleil.
Ces mêmes pays industrialisés auront aussi à cœur d’aider plus que jamais les pays en développement à se procurer les technologies d’énergie renouvelable et à faire de grands bonds en avant au lieu de passer par toutes les phases de la gestion de l’environnement comme l’ont fait les pays industrialisés. De cette façon, les pays en développement n’auraient pas à supporter des fardeaux supplémentaires du fait qu’on ne peut plus désormais disposer sans entrave de l’atmosphère terrestre comme cela a été le cas dans les pays industrialisés. Pour les pays pauvres, le chemin vers le développement sera autre, sans doute plus coûteux si l’on veut préserver l’intérêt de tous. Il est donc juste et équitable que tout le monde participe aux frais.
On doit absolument éviter que les négociations sur le climat ne soient la réédition de ce qui s’est passé pour le Protocole de Montréal où les négociations sur l’environnement sont devenues des montages entre hommes d’affaires. Des firmes comme Du Pont et ICI qui avaient une large responsabilité dans la dégradation de la couche d’ozone, ont malgré tout profité de cet accord qui leur a offert l’énorme marché des produits de remplacement des CFC alors qu’on savait que ces produits étaient tout juste un peu moins nocifs que les CFC pour la couche d’ozone. Quant aux pays en développement, ils devront payer par deux fois la facture de la mise aux normes des technologies qu’ils utilisent : une fois pour l’utilisation transitoire de CFC (hydrochlorofluorocarbones), une autre fois pour le passage des CFC aux HFC (hydrofluorocarbones) ou aux hydrocarbones.
Le danger existe que tout cela peut se reproduire. Les fabricants des pays industrialisés vont faire des profits en plaçant dans les pays développés des technologies transitoires qui n’abaisseront que graduellement les niveaux d’émissions de gaz à effet de serre. Les plus gros investissements iront aux infrastructures énergétiques dont la durée de vie est d’environ 30-50 ans. Bien avant qu’elles n’arrivent en fin de course, on demandera aux pays en développement, avec de plus en plus d’insistance, qu’ils remplissent eux aussi des objectifs de réduction de leurs émissions de gaz à effet de serre. Ils seront alors obligés de mettre ces installations à la poubelle avant d’en avoir pleinement amorti le coût.
L’autre gros problème c’est le financement des énergies renouvelables. Actuellement, l’air du temps veut que les pays industrialisés se refusent à s’engager sérieusement dans ce type d’énergies. Par contre, ils ne répugnent pas à faire du chantage au financement pour imposer cette technologie aux pays en développement. C’est profondément injuste et en plus, quand on impose ces choses d’en haut de cette manière, ça ne marche pas. Les décisions en cette matière doivent se prendre dans un cadre multilatéral, en respectant les priorités de développement de chacun.
Le Mécanisme de développement propre, qui devait faciliter le transfert de technologie vers les pays en développement ne sera pas efficace, ni pour fournir des financements ni pour transférer les technologies d’énergies renouvelables dans les pays du Sud. Avec le retrait des Etats-Unis et de l’Australie du Protocole de Kyoto et les nouvelles règles qui permettent aux pays industrialisés de participer à des programmes de gestion des forêts et de comptabiliser leur pouvoir d’absorption du carbone pour atteindre leurs objectifs de réduction de gaz à effet de serre, la demande sur les « crédits d’émission de carbone » a chuté. En cas de besoin, pour remplir ses obligations, on pourra toujours se procurer de « l’air chaud » (quotas d’émissions excédentaires/réductions d’émissions bidon) de Russie ou de la Communauté des Etats indépendants, ou participer à des Programmes de mise en œuvre conjointe et aussi, et quand même, faire appel à une nouvelle discipline nationale.
C’est pourquoi la valeur des CER (Réduction d’émission certifiée) est descendue à trois, quatre ou cinq dollars la tonne de dioxyde de carbone. Si on enlève les frais de gestion de l’administration du Mécanisme de développement propre, les 2 pour cent destinés au Fonds d’adaptation et le coût des procédures de validation et de vérification, on constate que le profit des pays en développement s’est pratiquement évaporé. Il ne faut pas s’étonner que les gouvernements asiatiques aient fait grise mine devant le Fonds prototype carbone de la Banque mondiale et le Fonds CERUPT hollandais (bourse aux unités de réduction d’émissions). Comme la valeur des CER est si faible, ce n’est certainement pas avec ce troc que les pays en développement pourront couvrir le surcoût du transfert des technologies des énergies renouvelables. A une échelle suffisamment importante pour que cela fasse une différence.
Les quelques 2 milliards de gens constituent un marché idéal pour les énergies renouvelables et un facteur important sur lequel on peut agir pour lutter contre le changement climatique. Il faudrait pour cela que les gouvernements décident de réorienter franchement leurs politiques énergétiques en faveur des nouvelles technologies. Il est impératif que les gouvernements des pays industrialisés modifient radicalement leurs façons de concevoir la technologie et le financement.
Les problèmes de l’énergie, du changements climatiques et du développement se télescopent. Dans les décisions qu’ils prendront en ces matières, les gouvernements de la planète tiendront-ils aussi compte de ceux qu’on appelle les pauvres et qui seront les premiers touchés par les décisions prises. Eux aussi ont droit au développement. Il n’y a pas que le profit des grosses entreprises qui comptent.
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Texte traduit en français par Gildas Le Bihan et publié dans la revue Notre Terre n°12 - 2003
Texte d’origine en anglais publié dans la revue Down To Earth : SHARMA Enju, There’s a way out. Down To Earth vol. 12 n°1, Center for Science and Environment, 31 mai 2003 (INDE), p.54-55
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