Il peut être dangereux de faire bouillir la marmite
10 / 2002
La première fois que j’ai entendu dire que la fumée des chulhas (foyers, fourneaux domestiques traditionnels) n’était pas sans danger c’est lorsque le professeur Kirk Smith, qui était alors au Centre Est-Ouest de Hawaii, est venu nous rendre visite à Down To Earth, au début des années 1980. Il avait sur lui un appareil à mesurer les taux de fumée et il nous a appris que, d’après les mesures effectuées par lui dans les villages du Gujarat, les ménagères respiraient dans leur cuisine enfumée un air qui pouvait contenir jusqu’à 7 000 microgrammes de particules en suspension par mètre cube lorsqu’elles faisaient du feu dans leur chulha pour préparer un repas. Dehors le taux moyen annuel était seulement de 140 microgrammes. Kirk Smith précisait que, compte tenu de la dose de benzopyrène produit par ces feux ouverts, c’était comme si ces femmes fumaient dix paquets de cigarettes par jour.
Plutôt effrayant ! Qu’en était-il du sort de ces femmes ? Ne pouvaient-elles pas utiliser autre chose que du bois, des brindilles, des feuilles sèches, des résidus de récolte ou de la bouse sèche ? On ne connaissait pas grand chose sur cet aspect particulier des problèmes énergétiques. A vrai dire ça n’intéressait pas beaucoup de gens et on ne cherchait pas à trouver d’autres solutions. Au cours des années 1990, alors qu’il était de plus en plus question de la pollution provoquée par les automobiles, on a fini par mieux comprendre le danger présenté par les particules en suspension respirées par tout le monde. Et il est apparu que les ménagères affairées autour de leur fourneau respirent parfois des miasmes plus délétères que si elles étaient dans la ville la plus polluée du monde.
Kirk Smith et un petit nombre de chercheurs ont continué à explorer ce problème. Et aujourd’hui l’Organisation mondiale de la santé estime que plus de 1,6 million de personnes décèdent prématurément à cause de pathologies provoquées par les fumées que dégagent les foyers à l’intérieur de la maison. Selon Kirk Smith, entre 400 000 et 550 000 femmes et enfants en dessous de cinq ans seraient en Inde victimes de cette pollution. Entre 12 et 17 millions d’années de vie en bonne santé perdues chaque année pour cause de problèmes de santé divers (indice AVCI ou DALYS). Les pathologies provoquées par les émanations des fourneaux ou foyers domestiques se placent juste après les pathologies causées par l’eau de mauvaise qualité, l’absence d’hygiène et la malnutrition.
Autrement dit, si tout le monde disposait d’eau potable, d’un assainissement adéquat, d’une alimentation suffisante et d’un logement bien ventilé, il y aurait sans doute deux fois moins de maladies et de morts prématurées dans le pays. Les gens sont pauvres et leurs logis sont mal aérés, souvent enfumés. Il faudrait sans doute commencer par équiper le foyer d’une conduite pour la sortie de la fumée. Ce n’est pas compliqué, mais dans un pays qui pourtant ne manque pas de scientifiques et de techniciens, la chose ne va pas de soi. Au début des années 1980, le gouvernement a lancé un programme visant à améliorer les fourneaux domestiques. A vrai dire, il ne s’agissait pas de protéger la santé des femmes mais de préserver les ressources forestières. On cherchait à concevoir des chulhas qui consommeraient le moins possible de bois tout en chauffant davantage. Et s’il y avait également moins de fumée dans la pièce ce serait tant mieux !
D’après le rapport annuel du ministère des énergies non conventionnelles, 34 millions de chulhas sont entrés en service depuis le milieu des années 1980, et il en faudrait encore 120 millions. Derrière ces chiffres un rideau de fumée justement dissimule bien des choses. Récemment le Conseil national pour la recherche en économie appliquée a mené une évaluation de ce programme de fourneaux améliorés. Il est apparu que sur les 11,2 millions installés entre 1996 et 2001, 24,4 pour cent étaient en état de fonctionner mais n’étaient pas utilisés et un peu plus de 18 pour cent avaient été démontés. Il y a plus gênant : seulement 18 pour cent des personnes utilisant un chulha amélioré disaient qu’il n’y avait plus de fumée dans la pièce. Et 50 pour cent des répondants affirmaient que l’amélioration constatée était minime, 8 pour cent allant jusqu’à dire que ça fumait maintenant davantage. Ne soyons pas étonnés : concevoir un fourneau qui fonctionne bien c’est peut-être plus difficile que de construire un réacteur nucléaire. A quand un chulha durable et bon marché, et qui tire bien et qui accepte divers types d’ustensiles, et surtout qui soit facile à installer ?
Il y a une autre solution : développer l’usage des réchauds à gaz, mettre en place un réseau de bonbonnes dans tout le pays, proposer des bonbonnes de petite taille. Rien à redire à cela car, après tout, dans ce pays les classes moyennes profitent bien du gaz que l’Etat subventionne pour, théoriquement, le rendre plus accessible aux familles modestes. Le professeur Smith a calculé qu’un gain d’efficacité annuel de 0,5 pour cent sur la consommation de carburant des moteurs d’automobiles au cours des dix prochaines années équivaudrait aux besoins énergétiques de 2 milliards de personnes pour faire la cuisine sur une période égale. Comme ce sont les riches qui utilisent la part d’atmosphère des pauvres, ce ne serait là que justice, en matière climatique tout au moins.
Les programmes visant à vulgariser l’usage du gaz reçoivent des appuis de poids. Le PNUD vient de signer un partenariat avec de grosses sociétés gazières pour mettre cette énergie à la disposition des femmes dans les pays du Sud. Mais il ne sera pas facile de le mener à bien. A mon avis, il vaudrait mieux miser sur plusieurs solutions : production de gaz à partir de la biomasse, production d’électricité en zone rurale, conception de chulhas qui fonctionnent correctement, etc. Et il faudrait surtout de la détermination et accorder à ce problème toute l’attention qu’il mérite.
Après tout, il ne s’agit pas seulement de bricoler un peu des fourneaux et des foyers pour qu’ils n’enfument plus les logis. Il s’agit bel et bien de faire disparaître la troisième cause profonde de mortalité dans ce pays.
environment, development policy, health and development, poverty, health, bureaucracy
, India
Si le logis est enfumé, c’est sans doute pour cause de pauvreté, mais aussi d’ignorance et peut-être d’habitude et d’insoucience.
Texte traduit en français par Gildas Le Bihan et publié dans la revue Notre Terre n°9 - juillet 2002
Texte d’origine en anglais publié dans la revue Down To Earth : NARAIN Sunita, Down To Earth vol. 12 n°4, Center for Science and Environment, 15 juillet 2003 (INDE), p. 5
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