De l’importance du bétail dans l’économie rurale et pour la durabilité
10 / 2005
Le bétail va peut-être survivre à la sécheresse ; il ne survivra pas aux politiques gouvernementales. Quand ils sont obligés de se séparer de leurs bêtes, les gens sont réduits à la misère, comme au Gujarat et au Rajasthan. Car l’économie rurale de l’Inde repose sur le bétail qui transporte plus de marchandise et de personnes que les Chemins de fer nationaux, qui fait survivre les pauvres d’entre les pauvres, qui fournit une énergie renouvelable, et du fumier. Pourtant certains disent que ce cheptel est improductif et qu’il détruit l’environnement.
Dans les politiques gouvernementales, il n’y a aucune place pour les petits éleveurs et leur menu bétail. En Inde 70 pour cent des agriculteurs n’ont pas de tracteur, mais l’Etat subventionne tracteurs, fioul et engrais chimiques, ce qui enlève de son intérêt à l’élevage, pourvoyeur de traction animale et de fumier. Et depuis que les politiciens ont offert de l’électricité quasi gratuite pour pomper de l’eau, la nappe phréatique a beaucoup souffert, et aussi les pâturages. Les bêtes prennent le chemin des pinjrapols (refuges traditionnels pour le bétail). Or le destin des gens est lié à celui de leurs bêtes : l’un est le reflet de l’autre.
Pour les gens des villes, ceux qui montent dans l’échelle sociale, ceux qui prennent le volant, le bétail c’est du lait et de la viande. Mais l’Inde est rurale à 75 pour cent. Ici le bétail veut dire puissance motrice, transport, engrais et nourriture, tout à la fois. Rappelons que ce pays c’est 2,4 pour cent des terres émergées, 16 pour cent de la population mondiale, 20 pour cent du cheptel mondial, 13 pour cent seulement de la production de lait. Le rendement de la vache indienne est deux fois moindre que la moyenne mondiale. Près de 90 pour cent du cheptel bovin trouve sa nourriture sur des pâturages naturels ou communautaires qui sont dans un triste état. Il y a un gros manque de fourrage dans ce pays. La nourriture inadéquate entraîne des rendements médiocres. Il faut donc beaucoup de bêtes pour produire le lait nécessaire, ce qui aggrave encore la pression sur les pâturages. Le cheptel total (grands et petits animaux) est estimé à 450 millions de têtes, qui ne disposent que de 12 millions d’hectares pour trouver du fourrage vert. Cela fait 40 animaux à l’hectare alors qu’il ne devrait pas y avoir plus de cinq. On se tourne donc vers les zones forestières et on maltraite les pâtures auxquels on a accès.
Bétail, forêts et cultures
Le pâturage dans les zones forestières est à l’origine de sérieux contentieux entre ceux qui s’occupent de gestion, de recherche, de vie sauvage dans cet environnement et les populations d’éleveurs alentour. Cela donne lieu à des batailles rangées dans pratiquement toutes les forêts protégées du pays (parcs nationaux, réserves, au nombre de 550 environ). Le projet de parc national de Rajaji à Dehradun, qui porte sur 82000 hectares, entraînera l’éviction de 5 000 personnes de l’ethnie Van Gujjars et de leurs 12 300 buffles. Ce sera la fin de leur mode de vie nomade.
« Les forêts protégées représentent à peine 4,6 pour cent du territoire. Si on laisse toutes ces bêtes entrer, la flore et la faune sauvage vont disparaître » , dit une spécialiste attachée à ce projet. Si les gens gardent de tels troupeaux, c’est parce qu’ils les nourrissent sur le domaine public. Même s’ils ne sont que d’un faible rapport, c’est toujours bon à prendre » , et le directeur du même projet ajoute : « Si le pays veut des forêts en bon état, il faut abattre les animaux improductifs. C’est une décision difficile à prendre, mais quelqu’un doit le faire. Il ne faut pas mêler la religion à cette affaire » . Or les milieux hindous et aussi des gens qui militent pour la protection des animaux s’opposent violemment à une telle éventualité. Ils ont beaucoup d’influence et la presse leur fait une grande place. Comme les bovins constituent 43,5 pour cent du cheptel indien, le débat porte irrésistiblement sur les vaches et les buffles, d’autant plus que ces bêtes ont un caractère sacré dans l’Hindouisme. Les spécialistes de la question considèrent que 85-90 pour cent de cette population est de race indéterminée, sans pedigree, médiocre. C’est là le fond du problème.
Autre point de vue, celui de Pran K Bhatt, directeur pour l’Inde de Heifer Project International, un organisme qui fonctionne dans 10 pays : « Les animaux sont un élément indispensable de notre sécurité alimentaire, d’autant plus que la fertilité des sols décline de façon alarmante. Comme vont les choses, les humains et les animaux vont se trouver en concurrence pour l’eau et la nourriture. Il faudra choisir entre faire pousser des céréales pour nourrir les pauvres ou produire du fourrage pour les bêtes. L’abattage semblerait la seule façon de se débarrasser du cheptel improductif. Mais c’est impensable en Inde à cause du contexte religieux. La situation est bloquée » .
A vrai dire, le cheptel de ce pays n’est pas seulement une question de lait, de viande, de laine, de cuir et autres produits. Il ne faut pas oublier la traction animale et le fumier, notamment les bouses. Deux apports extrêmement importants, même de la part de bêtes jugées improductives. Mais cela n’est pas porté à leur crédit. Ceci est très révélateur de l’état d’esprit des hommes politiques et autres décideurs qui regardent de très haut les réalités de l’Inde rurale. Maintenant on ne parle que de production laitière et de croisement avec des souches étrangères. Même les meilleurs éléments chez nos animaux de trait doivent se débrouiller comme ils peuvent. A quoi donc pensent les gens des villes ? Il faut tout le temps leur rappeler que 75 pour cent des Indiens vivent dans des villages, dans de petites fermes. Si toute l’économie rurale du pays souffre du triste état du cheptel, les plus touchés sont les pasteurs nomades. Communauté après communauté, ils subissent le contrecoup des subventions accordées pour l’achat de tracteurs et d’engrais. Plus de 200 castes de nomades pratiquent l’élevage de bovins, chameaux, ânes, yaks, ovins et caprins. Ils constituent 6 pour cent de la population.
On ne peut pas se passer de bétail
Sans les animaux de trait notre sécurité alimentaire ne serait plus garantie car la production agricole ne parviendrait pas à temps sur les marchés. On utilise leur force motrice pour toutes sortes d’opérations : labours, semailles, sarclage, battage, vannage, broyage, pressage, puisage… et tirer la charrette. Car n’oublions pas que 50 pour cent des villages indiens ne sont pas reliés à une route carrossable. Tout le monde n’est pas d’avis que le cheptel de l’Inde est pléthorique. Un haut responsable de la direction de l’élevage déclare : « C’est bien lui qui fait vivre notre milliard d’habitants. Le problème ce n’est pas le nombre de bêtes mais la façon dont on gère ce troupeau » .
Les moyens de transport non motorisés (charrettes attelées essentiellement) c’est cinq fois plus de fret et quatre fois plus de passagers que les Chemins de fer Indiens.
Il y a a 84 millions d’animaux de trait en Inde, dont 72 millions dans les campagnes.
Ils labourent 100 millions d’hectares, soit 65 pour cent de la superficie totale cultivée du pays.
Ils permettent d’économiser 6 millions de tonnes de pétrole chaque année.
Le cheptel c’est 8 pour cent du Produit national brut.
Dans 70 millions d’exploitations, qui font moins d’un hectare, on ne peut acheter un tracteur. Le tracteur n’est rentable qu’à partir de cinq hectares.
Il y a 14 millions de charrettes en service, seulement un million sont d’un modèle amélioré.
Pour le transport de petites charges sur des distances inférieures à 10 km, seule la charrette est rentable. Le camion n’est intéressant qu’au delà de 100 km/jour.
Le directeur du Bureau des ressources génétiques animales interroge : « Qui décide si une bête est productive ou pas ? N’oublions pas que la grande qualité de nos races indigènes c’est leur rusticité, leur résistance à la maladie. Leurs rendements sont peut-être faibles mais elles ne coûtent pas cher à entretenir. L’abattage en masse ferait aussi disparaître les bons éléments. Les croisements exotiques ont souvent produit des résultats désastreux. Il faut améliorer ce cheptel par sélection interne. Et sur la question des forêts qui seraient saccagées par les troupeaux, un autre spécialiste dit ceci : « Si nous sommes en train de perdre nos forêts ce n’est pas parce que le bétail y prélève trop de fourrage mais bien à cause des gens corrompus de la direction des forêts. Accusons les gens irresponsables et non pas les animaux de détruire l’environnement. Si on abat le cheptel indigène, on tue aussi les quelque 70 pour cent d’agriculteurs indiens qui sont déjà marginalisés ou sans terre. A Suckhomajri, dans l’Haryana, et à Ralegan Siddhi, dans le Maharashtra, là où la population a pris les choses en main pour réhabiliter l’environnement et relancer la forêt, on a pu constituer de beaux troupeaux.
Depuis l’Indépendance les politiques gouvernementales ont provoqué de sérieux dégâts dans quatre secteurs fondamentaux, au moins : Pâturages communautaires, Gestion de l’eau, Agriculture, Elevage. Dans la croyance hindoue le fait de donner une vache à un pauvre (gaudaan) est une démarche aussi importante que de confier sa fille au futur mari lors d’une cérémonie de mariage (kanyadaan). Ce don permettait traditionnellement à des pauvres de survivre dans une certaine dignité parce qu’il y avait des pâturages ouverts à tous, appelés parfois gauchar. Il s’agissait de terres dégradées qu’il n’aurait pas été rentable de cultiver. Elles avaient un caractère plus ou moins sacré, comme les vaches. C’était péché de toucher à ces terres et l’on y pénétrait pieds nus. Mais ces communaux servent maintenant à bien d’autres choses. Des portions ont été attribuées à des gens sans terre, à des agriculteurs déjà bien installés. D’autres ont été inclues dans des projets d’afforestation.
Les résultats de la Révolution Verte
Les problèmes liés à la Révolution Verte sont maintenant bien documentés. La chute de la productivité des sols provoquée par l’usage intempestif d’engrais est devenu un phénomène fréquent. Malheureusement quand on parle de réduire les subventions à l’engrais chimique, c’est l’effervescence politique. Et le gouvernement ne fait pratiquement rien pour le fumier (gobar) : pas de publicité, pas de recherche. Les politiciens de s’y intéressent pas, les scientifiques non plus forcément. Dans le pays il y a vingt-sept instituts agronomiques où il ne s’est pratiquement rien fait en faveur des animaux de trait.
Ecoutons un dirigeant d’une fondation spécialisée dans la recherche et le développement du cheptel bovin. « Le pire ce sont les subventions pour le tracteur et le diesel. Pourquoi cet argent public pour soutenir des pratiques non durables qui profitent seulement aux exploitants aisés. Il faut des règles du jeu égalitaires. Que ceux qui veulent acheter un tracteur paient la facture réelle, comme on fait pour les animaux » . Et il souligne qu’on pourrait utiliser environ 300 millions de tonnes de produits fourragers qui sont actuellement brûlés, comme au Punjab, auxquels on trouve un usage industriel ou qu’on laisse tout simplement pourrir.
Tout ce que l’on vient de dire prouve que le gros problème de l’Inde ce ne sont pas les gens, ce ne sont pas les animaux, ce sont les responsables politiques. Le pays possède certaines des meilleures races bovines qui soient. Mais les qualités génétiques ne se révèlent pleinement que dans un bon environnement. La dégradation de l’environnement précède celle du bétail. Ce n’est pas le bétail qui détruit l’environnement. De 1965 à 1990 on a pratiqué l’autodénigrement, on a méprisé les races locales. Les services de l’Etat on réussi à enfoncer dans la tête des agriculteurs que les races étrangères étaient bien supérieures. Or les programmes de croisement sont un fiasco. Nos esprits restent colonisés. Nous ignorons superbement la valeur des ressources génétiques de notre cheptel indigène.
Est-il trop tard pour se ressaisir ? La charrette tirée par des bÅ“ufs fait désormais arriéré. Si l’Inde reste pauvre c’est en grande partie parce que les responsables n’ont pas voulu tenir compte de l’importance du bétail dans l’économie rurale. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il est plus facile à des politiciens de se faire bien voir en adoptant des mesures populistes, faciles, à effet immédiat. Qui se préoccupe des effets à long terme ? Lorsque l’eau se fait rare, quelle solution préconise-t-on ? Approfondir les forages ! Les gouvernements ont pompé le monde rural de mille manières, et ce n’est pas fini. C’est le gouvernement des riches des villes, par les riches des villes, pour les riches des villes.
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, India
Tracteur ou animal de trait, amélioration du cheptel par sélection interne ou croisements avec des races importées, voilà une problématique connue des agriculteurs français des années 1950-60. Ce qu’il est advenu de l’agriculture paysanne française peut-il être proposé comme modèle de développement (plus ou moins lointain) à la petite paysannerie indienne ?
Texte traduit en français par Gildas Le Bihan et publié dans la revue Notre Terre n°5 - 2001
Texte d’origine en anglais publié dans la revue Down To Earth : JOSHI Sopan, Livestock and the environment. Down To Earth vol. 9 n°2, Center for Science and Environment, 16 juin 2000 (INDE), p. 30-40
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