Created by CETIM
11 / 2008
Des collectifs d’individus et des mouvements sociaux s’organisent un peu partout dans le monde pour produire autrement et pouvoir ainsi améliorer leurs conditions de vie. Et ce, malgré ou à cause de l’application des politiques néolibérales, avec les conséquences que l’on sait pour les classes populaires. Poussés par la nécessité, ils agissent sans nécessairement attendre une situation politique favorable. Dans bien des cas, ils n’en développent pas moins une critique aiguisée du système néolibéral et s’opposent, tant en actes qu’en paroles, à la logique du capital. Au travers d’expériences partielles, ils montrent ainsi qu’il est possible de produire de la richesse autrement, tout en nourrissant la réflexion sur le développement et en prenant une part active au combat pour « changer le monde ».
Il est courant de regrouper toutes ces expériences dans ce qu’il est convenu d’appeler l’« économie solidaire », l’« économie sociale et solidaire ». Au cours de ses sessions, le Forum social mondial a organisé de nombreux débats sur ce sujet et a favorisé la mise en place de divers réseaux ainsi que leur coordination. Il a donné l’occasion de relater de façon très concrète partie de ces expériences, certaines plutôt embryonnaires et d’autres plus développées. Mais, il a aussi donné à voir leur très grande diversité et la difficulté de les englober toutes dans un même concept et d’en dégager une stratégie et une approche communes. Les continents semblent diversement avancés et, plus encore, la portée et le potentiel qui sont attribués à ces démarches par divers intervenants de terrain ou chercheurs restent souvent divergents, malgré leur volonté de dialogue évidente et salutaire.
C’est que le sujet est extrêmement vaste et ses contours difficiles à tracer, donnant lieu à une littérature très abondante. Les attentes et potentialités que les uns et les autres placent dans ces pratiques dépendent largement de leur vision du monde et des possibilités de sa transformation : troisième voie, concomitante au marché et/ou à l’Etat et palliative de leurs insuffisances, carences et défauts respectifs ; simple modalité de survie, aussi modeste dans ses ambitions que vitale dans sa réalité ; utopie en marche, mouvement citoyen irrésistible capable, à terme, de prendre le pas sur l’un et l’autre ; partie prenante de stratégies et d’alliances plus vastes, arque-boutées vers le dépassement du capitalisme en évitant à la fois son « remplacement » par un étatisme bureaucratique…
Comme cela a été déjà précisé, de telles initiatives existent par milliers. Toutes, d’une manière ou d’une autre, présentent des éléments positifs pouvant servir à la construction d’un monde plus solidaire et juste. Même s’il ne s’agit que de tout petits pas, elles ont au moins le mérite d’exister, bien que ne faisant pas souvent la Une des journaux, et il devient manifeste que le changement est en marche. Mais quelles pratiques d’économie sociale solidaire peuvent être porteuses d’alternatives sociales, à quelles conditions et dans quelle mesure ? C’est en présentant certains d’exemples, sélectionnés à travers la grille d’analyse détaillée ci-dessous, que nous avons essayé de répondre à cette question dans ce dossier et plus largement dans le livre mentionné.
N’impliquant aucun jugement de valeur et ne cherchant pas à opposer une démarche à une autre, nous avons volontairement laissé de côté les catégories suivantes :
a) L’économie dite informelle, les petits boulots, la « démerdise », mais aussi les pratiques rassemblées sous la dénomination d’« économie populaire », dont la frontière avec l’économie informelle est perméable à souhait (1). Sous réserve d’études plus précises, il apparaît que ces modes de vie ne s’inscrivent pas suffisamment dans un projet d’alternative sociale, consciente et revendiquée, pour être retenus.
D’autres pratiques relèvent davantage de la « petite criminalité », avec tout le cortège de dénonciations publiques et campagnes sécuritaires, de sanctions et répressions qui s’ensuit (2). Quels que soient les points de vue sur l’origine et l’ampleur de « l’explosion de la violence et de la délinquance urbaines », sur son traitement médiatique et politique, il semble que son développement, notamment dans certaines métropoles du Sud (voir du Nord !), se présente davantage comme un défi, voire un lourd handicap, que comme le terreau d’où pourrait germer spontanément une « nouvelle société » (3).
b) Les entreprises qui ne se distinguent finalement des autres entreprises capitalistes que par leur forme juridique, comme c’est le cas actuellement de la plupart des (anciennes) coopératives, en tout cas sur le continent européen. Certes, celles-ci sont parfois héritées de mouvements de contestation historiques, mais elles en ont généralement totalement perdu l’esprit : leur mode d’organisation, et notamment de « management », ne diffère plus, ou plus guère, de celui d’autres entreprises au statut plus « classique » (Sarl, SA, etc.) ; il en va de même de la manière dont elles définissent le but de leurs activités et leur insertion dans le « marché ».
c) Divers réseaux, labels ou autres montages de production et de distribution qui semblent vouloir se greffer sur l’aspiration louable à un commerce plus équitable, mais qui se sont progressivement intégrés dans les dispositifs de séduction de grandes chaînes commerciales et qui n’ont plus grand chose à voir avec la construction d’alternatives. En effet, rares sont les cas où ces modalités particulières de production ou de distribution établissent des liens directs entre consommateurs et producteurs, ou entre les producteurs eux-mêmes, encore moins celles qui débouchent sur des alliances, des combats politiques communs ou autres.
d) Enfin, l’immense majorité des ONG, qu’elles agissent dans le domaine de la coopération au développement, humanitaire ou des droits humains, n’entrera pas en ligne de compte. Ceci pour diverses raisons (4) : leur organisation interne, le mode de recrutement, les qualifications et l’implication requises des collaborateurs, même lorsqu’elles comprennent une forte composante « militante », ne sont pas nécessairement très différentes de celles connues dans d’autres entreprises ou institutions d’Etat ; de même, si une partie d’entre elles sont en mesure de se prévaloir d’une totale autonomie financière, elles n’atteignent pratiquement jamais une pleine autonomie économique ; enfin, dans la plupart des cas, la survie économique des collaborateurs salariés d’une ONG ne tient pas à la pérennité de l’ONG qui les emploie, mais aux conditions générales du marché du travail.
Ainsi, de ce qui précède, nous avons retenu a contrario deux caractéristiques motivant l’intérêt que nous avons porté à certaines initiatives relevant du champ de l’« économie sociale solidaire » :
la mise en Ĺ“uvre d’activités autonomes et collectives en réponse directe aux besoins de survie économique de leurs initiateurs-trices et participant-e-s, organisées selon un principe égalitaire et impliquant un nombre relativement grand de personnes, et ce sans attendre un contexte politique et économique plus favorable ;
une conscience claire du caractère injuste du système dominant et de son nécessaire dépassement, qui se traduit, de la part de toutes les personnes impliquées dans le projet, non seulement par le refus du sort qui leur est fait par le « libre jeu des lois du marché », mais encore par leur participation résolue – certes à des degrés divers et parfois sans que cela ait été leur volonté délibérée initiale – à une activité alternative, novatrice, en rupture avec ce dernier.
Quoique dans des proportions diverses, ces deux éléments nous paraissent indissociables et constituer des critères sélectifs des expériences de ce dossier.
L’intérêt du premier critère, la survie immédiate, est qu’il fait reposer l’adhésion des participants au projet sur une base particulière, directement matérielle et quotidienne. Ce n’est pas nécessairement une garantie de stabilité et de plus forte implication individuelle ; cela ne confère pas une « supériorité », une plus grande crédibilité ou durabilité à ce type d’engagements militants par rapport à ceux dont la motivation est avant tout idéologique, intellectuelle, spirituelle ou autres ; mais cela fait qu’il repose en partie sur d’autres bases qui mettent en relation beaucoup plus étroite, ou plutôt plus immédiate, le binôme théorie/pratique. En parallèle, cela rend également plus indispensable la réalisation de l’utopie : le changement devient littéralement vital, dépassant en tous les cas le seul confort de la conscience. Enfin, ces situations marient étroitement travail et militantisme, production et lutte politique et créent un lien de support mutuel entre diverses pratiques de vie souvent relativement séparées chez d’autres militant-e-s.
Le second critère, la volonté d’alternatives, couvre de nombreux aspects et se décline à divers degrés :
les modalités d’organisation interne, des structures de décision, de reconnaissance des qualifications, d’organisation du travail, d’égalité de genres, de barèmes de rémunération, de transmission de savoirs et de formation, d’accueil des travailleurs et travailleuses, etc. ;
le débat sur les finalités de la production, sur la conception des objets et services fournis, sur le rapport aux consommateurs, à la « clientèle » ; le rapport à l’argent, la place attribuée aux rapports marchands et à la marchandise en tant que tels ;
les rapports à la communauté locale : mise à disposition de services gratuits, formations, écoles, dispensaires, loisirs, etc. ; leur conception, l’étendue des bénéficiaires, etc. ;
les rapports à l’environnement, les concepts de développement, etc. ;
les rapports concurrence/compétition/coopération avec d’autres entreprises analogues ; les appuis et soutiens apportés à celles en constitution ; les échanges technologiques, le partage de travaux, etc.
l’insertion dans les mouvements sociaux, l’implication politique, locale, régionale, nationale, internationale ; la vitalité du binôme lieu de production/foyer de militance et d’appui logistique ; la participation à l’élaboration de projets de société alternatifs, etc. ;
le rapport à l’Etat et aux institutions publiques.
En bref, la question posée est : dans quelle mesure l’expérience pratique examinée, relevant par définition du champ économique, est d’ores et déjà porteuse, hic et nunc, d’alternative sociale et, de ce fait, n’est pas seulement un laboratoire du futur, d’un « autre monde », mais son école et un de ses agents ?
Un premier choix a consisté à sélectionner quelques pratiques phares, au Nord aussi bien qu’au Sud, tant qu’elles correspondent aux critères que nous nous sommes fixés. Les exemples ne manquent pas, tout particulièrement en Amérique latine. Nous espérons que ce dossier permettra d’approfondir, à sa mesure, les débats en cours sur les stratégies possibles pour accoucher d’un monde où chacun et chacune collectivement et individuellement soient acteurs et sujets d’un développement authentique, durable et au service de la totalité de la population mondiale et des besoins fondamentaux des êtres humains (5).
Florian ROCHAT, Directeur du CETIM
Pour en savoir plus : Contactez le CETIM : fr/…
Note : cette fiche est tirée de l’introduction de l’ouvrage collectif Produire de la richesse autrement : usines récupérées, coopératives, micro-finance,… les révolutions silencieuses, PubliCetim n°31, octobre 2008, éditions du CETIM, Genève. ISBN 2-88053-059-5, 6 € - 10 CHF.
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